Quel étrange spectacle que cette Gaviota inspirée de La Mouette de Tchekhov, jouée par des acteurs non ou mal voyants et que met en scène l’artiste péruvienne Chela De Ferrari. Quelle paradoxale représentation, aussi fastidieuse qu’effervescente, et qu’il est impossible de sanctionner d’un avis net et définitif.
Tapis, fauteuils, paravent, abat-jour, secrétaire : le décor passéiste qu’a installé Chela De Ferrari est déménagé en coulisses dès les premiers mots. On ne le reverra pas. Le public est prévenu : ce spectacle ne s’ancrera pas dans la tradition. Il n’y a d’ailleurs, si on y songe, rien d’orthodoxe dans les variations amoureuses qui tissent le drame. Treplev aime Nina, qui tombe amoureuse de Trigorine, amant d’Arkadina, la mère de Treplev. Sur fond d’ambitions artistiques, de conflits passionnels et de rivalités générationnelles, Tchekhov confronte convention et modernité et sème le trouble dans le couple. On en prend ici conscience avec une lucidité revivifiée.
Au diable les samovars, place à un immense écran vidéo en fond de scène, son lac brumeux, son ciel sombre, sa lune qui grossit au point de (presque) engloutir le plateau et ceux qui y résident. L’image apocalyptique rappelle la trajectoire de la comète qui venait percuter la terre dans le film Melancholia, de Lars von Trier. Ambiance crépusculaire. Lorsque la régisseuse Alicia prend d’emblée la parole face au public et aux comédiens costumés de noir assis (au départ) dans les gradins, elle donne l’alerte : « Je gère ce qui se passe sur scène. » Ou pas. Car de l’imprévu à l’accident, La Gaviota menace d’être hors de contrôle. Pour le pire (des temps exaspérants de latence et de désorganisation) et pour le meilleur (des fulgurances de mise en scène).
Paysages intérieurs
Le spectateur se tient donc aux aguets. Se pense-t-il capable de tout voir de ce qui échappe aux regards des interprètes dont trois seulement, sur les douze que compte la distribution, sont voyants ? Si tel est le cas, il se trompe et Chela De Ferrari va s’employer, pendant près de deux heures, à prouver que le plus aveugle n’est pas celui qu’on croit, l’invisible prenant le pas sur le visible et l’implicite sur l’explicite.
La mise en scène que signe cette artiste, remarquée à Paris à l’automne 2023 pour sa création de Hamlet avec des acteurs atteints de trisomie 21, confirme qu’elle a de la poigne, du tempérament et un rapport organique à la notion de théâtralité. Un rapport si confiant dans l’éloquence du plateau et des torsions exercées sur un texte qu’elle prend le risque de désarticuler le spectacle en l’abandonnant, par exemple à mi-parcours, aux musiques pop, aux danses malhabiles et aux apartés artificiels d’une fête qui s’éternise.
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