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C’est un scandale magistral, à l’autrichienne. Il croise le théâtre et la politique, et éclate à l’automne 1988, avec la création d’une nouvelle pièce de Thomas Bernhard. Elle a été commandée à l’écrivain par le metteur en scène Claus Peymann, directeur du Burgtheater de Vienne – l’équivalent de la Comédie-Française – qui fête son centenaire. Seul son titre est connu : Place des Héros (Heldenplatz, en version originale), du nom de la place de Vienne où, le 15 mars 1938, une foule enthousiaste est venue acclamer Hitler après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie.
Thomas Bernhard et Claus Peymann veulent que le contenu de Heldenplatz reste secret jusqu’à la première, prévue le 14 octobre, jour du jubilé. Ils demandent la discrétion la plus absolue à l’équipe de production. En vain. A Vienne, le théâtre fait partie de la vie quotidienne, et les journaux sont à l’affût. Ils annoncent que quatre comédiens du Burgtheater refusent de jouer la pièce, dont des extraits finissent par paraître : « L’Autriche est un cloaque sans esprit ni culture. »
Les Autrichiens ? « Six millions et demi de débiles fous furieux. » Le président ? « Un menteur. » Le chancelier ? « Un boursicoteur. » L’antisémitisme ? « La haine des juifs est la nature la plus pure des Autrichiens (…). Il y a maintenant plus de nazis à Vienne qu’en 1938. Ils reviennent (…). Ils sortent de tous les trous (…). Ils n’attendent que le signal pour pouvoir agir tout à fait ouvertement contre les juifs. »
Ces extraits mettent le feu aux poudres. Ils ravivent une blessure encore vive : l’affaire Waldheim. Né en 1918, Kurt Waldheim a mené une carrière de diplomate qui lui a valu une reconnaissance au plus haut niveau : de 1972 à 1981, il a été secrétaire général de l’ONU. En 1986, il fait campagne pour être élu président de son pays quand la presse révèle ses compromissions avec le régime nazi. Incorporé dans la Wehrmacht en 1941, Waldheim a été envoyé sur le front de l’Est où il a été blessé, puis il a été soigné à Vienne. Dans son autobiographie, Dans l’œil du cyclone (Ed. Alain Moreau, 1985), il écrit qu’il n’est pas retourné sur le front, mais qu’il est resté à Vienne où il a poursuivi ses études de droit jusqu’à la fin de la guerre.
Pays bâillonné par l’hypocrisie catholique
Les documents produits par les journaux le contredisent. Kurt Waldheim a servi de 1942 à 1945, son unité a été sous les ordres d’Alexander Löhr, « le boucher des Balkans », qui a commis des atrocités en Bosnie, et il a assisté à la déportation massive des juifs de Cordoue et de Salonique. Ces révélations indignent la communauté internationale et enflamment l’Autriche. Kurt Waldheim se défend en plaidant que, comme tous les « bons » Autrichiens de sa génération, il n’a fait « que son devoir ». Il est finalement élu, le 8 juin 1986, avec près de 54 % des voix, mais l’Autriche doit pour la première fois affronter son passé antisémite, qu’elle avait soigneusement enfoui.
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