Il y a cinquante ans, le 29 novembre 1974, l’Assemblée nationale adoptait, après de longues heures de débats, la loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Ce texte, porté par Simone Veil, alors ministre de la santé, a marqué un tournant décisif dans l’histoire sociale et politique du pays, permettant aux femmes d’exercer un droit fondamental sur leur corps et leur avenir. Depuis ce jour, le recours à l’IVG a connu des évolutions significatives, tant sur le plan législatif que sociétal. Cinq décennies après le vote de cette loi emblématique, le contexte de l’IVG, ses modalités d’accès et les mentalités qui l’entourent ont profondément changé.
Une augmentation récente après une longue stabilité
Juste après le vote de la loi Veil, le nombre d’IVG a progressivement diminué grâce à la généralisation de la contraception, avant de se stabiliser au début des années 90. Jusqu’en 2021, la moyenne annuelle de ces interruptions volontaires de grossesse se maintenait entre 205 000 et 215 000 avortements. Les années 2022 et 2023 ont marqué une hausse, avec près de 242 000 en 2023, dont 227 400 en France métropolitaine, selon la Drees.
Le ratio est passé d’environ 1 IVG pour 4 naissances à 1 pour 3. A nombre de grossesses égales, les femmes prennent de plus en plus la décision d’avorter. Comment expliquer cette hausse récente ? Magali Mazuy et Justine Chaput, deux des trois autrices du dernier rapport de l’Institut national d’études démographiques (Ined) sur le sujet, affirment que « nous sommes dans une période de changement des normes reproductives : le mariage et la procréation ne sont plus des règles fondamentales pour le couple ». Cet effet est aussi perceptible dans le nombre de naissances annuelles, qui ne cessent de diminuer depuis le dernier pic de 2010.
En parallèle, la carrière a pris une place de plus en plus importante dans la vie des femmes, retardant l’âge moyen d’arrivée du premier enfant : en 2021, en France, les femmes donnaient naissance à leur premier enfant à 29 ans et un mois en moyenne, selon l’Ined, soit cinq ans plus tard qu’en 1974. Cette dynamique s’accompagne d’une défiance grandissante envers la contraception hormonale, comme la pilule, au profit du stérilet en cuivre ou des contraceptions naturelles, moins efficaces.
D’autres hypothèses peuvent expliquer l’augmentation des IVG, selon Sophie Gaudu, qui a cofondé le Réseau entre la ville et l’hôpital pour l’orthogénie (Revho), qui recense les établissements qui pratiquent l’IVG et propose des formations sur cette thématique auprès des professionnels de santé. « La baisse du pouvoir d’achat, la crise du logement, le contexte géopolitique avec la guerre en Ukraine et le conflit entre le Hamas et Israël, les difficultés à trouver un emploi constituent autant d’obstacles à un projet de maternité », explique la gynécologue obstétricienne.
Cette hausse ne concerne d’ailleurs pas que la France. Les Pays-Bas ont connu une augmentation de 10 % des grossesses interrompues entre 2022 et 2023. Même son de cloche au Royaume-Uni où 17 % de hausse ont été enregistrées entre 2021 et 2022. Toutes les explications convergent vers l’insécurité financière croissante en Europe.
L’introduction de la voie médicamenteuse bouleverse les pratiques
Depuis la promulgation de la loi Veil le 17 janvier 1975, le cadre de recours à l’IVG s’est largement étoffé. À l’origine, seules les IVG chirurgicales étaient possibles et devaient être pratiquées en milieu hospitalier. Cette intervention consistait à retirer l’embryon ou le fœtus de l’utérus par aspiration ou curetage. En 1989, l’IVG médicamenteuse, moins invasive, a été introduite, permettant l’interruption de grossesse par prise de médicaments, d’abord en hôpital, puis en 2001 en cabinet de médecine de ville (gynécologues et généralistes). En 2016, un décret élargit aux sages-femmes la pratique de l’IVG médicamenteuse, et récemment, en 2023, la possibilité de réaliser des avortements chirurgicaux sous conditions.
Ce changement de législation a mené à la généralisation de l’IVG médicamenteuse en France. « Cette technique permet la prise en charge plus précoce des avortements et peut se faire dans beaucoup plus d’endroits que l’IVG instrumentale, qui ne peut être pratiquée qu’en hôpital », détaille Justine Chaput, chercheuse à l’Ined. La technique médicamenteuse représentait 79 % des pratiques en termes d’IVG en 2023 contre seulement contre 31 % en 2001. Cette hausse a été particulièrement spectaculaire hors des établissements de santé (hôpitaux, cliniques) puisqu’elle a plus que doublé entre 2014 et 2023, comme le montre le graphique ci-dessous.
« Cette diversification est une bonne nouvelle car elle facilite l’accès à l’avortement pour les femmes, mais la progression continue de la technique médicamenteuse cache une réalité préoccupante », relève Sophie Gaudut.
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Selon elle, deux problèmes principaux se posent quant à cette pratique. D’abord, la technique chirurgicale requiert un personnel qualifié, des équipements adaptés et des infrastructures hospitalières. Or, face aux contraintes financières, ces ressources sont souvent insuffisantes et de plus en plus difficiles à mobiliser, alors que l’usage de cette technique peut parfois s’avérer essentiel. Un avis partagé par Justine Chaput : « les deux méthodes ne vont pas l’une sans l’autre, car elles permettent d’apporter des réponses à différentes situations, comme les IVG tardives ». De l’autre, une potentielle pénurie de deux médicaments essentiels à l’IVG, la mifépristone et le misoprostol, dont la production est assurée par un unique groupe, Nordic Pharma, rendrait impossible l’accès à l’IVG, tant la voie médicamenteuse s’est démocratisée.
Le privé se désolidarise
« Malgré une prise en charge de plus en plus importante hors établissement, l’hôpital public reste le principal lieu où sont pratiquées les IVG tandis que les établissements privés ont quasiment abandonné la prise en charge », détaillent les chercheuses de l’Ined. Ce désengagement des hôpitaux et cliniques privés est visible dans les chiffres. Leur participation dans les parcours abortifs est passée de 35,5 % en 1976 à 13,8 % en 2015 et 4,5 % en 2023, selon les chiffres disponibles dans les annuaires statistiques sur l’avortement de l’Ined.
Ce phénomène est principalement dû à la faiblesse des tarifs de remboursements des actes liés à l’IVG qui pousse de plus en plus d’établissements privés à réduire leur offre. « Malgré la revalorisation de 25 % des tarifs versés aux établissements de santé voulue par Aurélien Rousseau [alors ministre de la santé et de la prévention] fin 2023, les recettes restent inférieures aux frais engagés », argue Sophie Gaudu.
Le 8 mars 2024, la France est devenue le premier pays du monde à reconnaître dans sa Constitution la liberté de recourir à l’avortement. Malgré cette , des inégalités d’accès persistent selon les départements et des milliers de femmes doivent recourir à l’IVG en dehors de leur département de résidence.