L’AVIS DU « MONDE » – CHEF-D’ŒUVRE
On est fan de Eat the Night, dont le titre sonne comme un hit : œuvre plus grande que le cinéma, le second long-métrage des trentenaires Caroline Poggi et Jonathan Vinel aspire la noirceur de l’époque comme on tire nerveusement sur une cigarette. Les bouffées sont inhabituelles, charriant davantage qu’un simple scénario : nous voici dans un film où les personnages évoluent à la fois dans le réel et dans un jeu vidéo, jusqu’à s’y perdre littéralement.
A ce stade, les lecteurs ayant atteint un certain âge pourraient se décourager, mais il ne le faut pas, au contraire, tant ce film rempli d’amour, présenté à la Quinzaine des cinéastes, à Cannes, éclaire une jeunesse assombrie (potentiellement des petits-enfants !).
Apolline ou « Apo » (Lila Gueneau) et son grand frère, Pablo (Théo Cholbi), qui vit de trafic de cachets d’ecstasy, se sont inventé une autre vie dans le jeu Darknoon, en tranchant des têtes à tour de bras et d’épées médiévales. Un troisième personnage apparaît, Night (Erwan Kepoa Falé), l’amoureux de Pablo, que ce dernier entraîne dans ses combines – du dark web aux ténèbres pour de bon. Peu à peu, leur destin à tous se prolongera dans le virtuel, où ils déposeront non pas les armes mais leurs sentiments, ajoutant à cette histoire de fratrie, de désirs et de règlements de compte une dimension de mélo XXL.
Compte à rebours
Le jeu vidéo, avec ses codes narratifs et ses héros franchissant des obstacles, s’avère un terrain fertile pour le couple de cinéastes, Jonathan Vinel étant par ailleurs un gamer. Auteurs de plusieurs moyens-métrages (Tant qu’il nous reste de fusils à pompe, Ours d’or à la Berlinale en 2014) et d’un premier « long » (Jessica Forever, 2018), les réalisateurs tentent ici la fusion d’un cinéma de l’errance et du film d’action, faisant advenir dans des scènes fulgurantes la rencontre amoureuse, ainsi que les bagarres – des gars foncent sans crier gare sur Pablo, et les retours de bâton sont tout aussi furtifs.
L’histoire commence dans l’écran de l’ordinateur, en train de charger Darknoon. En voix off, Apo, 17 ans, explique que ce jeu est toute sa vie. Son frère l’a initiée et tous deux ont grandi avec, en même temps que se forgeait leur complicité. Mais soudain, l’adolescente aux boucles brunes se fige : un message annonce que du fait de « l’évolution du marché », le serveur du jeu fermera bientôt définitivement. L’avatar d’Apolline, en tenue vitaminée fluo, est donc appelé à disparaître, de même que celui de son frère, au visage d’ange déchu. Dès lors, Apo, Pablo et Night vivent dans le compte à rebours, comme si leur courte existence allait s’enrouler sur elle-même pour finir par se mordre la queue – tel ce serpent qui attend son heure dans le vivarium d’une autre maison, abandonnée, dont Pablo a fait son refuge.
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