C’est l’une de ces ironies que nous offre parfois l’histoire. Brillant théoricien américain des relations internationales, Joseph S. Nye, père du concept de soft power qu’il définissait comme « la capacité d’influencer les autres par l’attraction et la persuasion plutôt que par la coercition et l’achat », est mort mardi 6 mai, au moment où le président de son pays s’acharne à démolir précisément tout ce que les Etats-Unis ont assemblé de soft power depuis huit décennies.
En cent jours, Donald Trump a causé plus de tort à l’image et à l’influence des Etats-Unis que pendant les quatre ans de son premier mandat. En démantelant, sur la suggestion du milliardaire Elon Musk, l’agence fédérale d’aide au développement Usaid, il a condamné à disparaître des programmes essentiels à la santé, à l’éducation et aux sociétés civiles à travers le monde. En attaquant les universités, les médias et le système judiciaire américains, il a foulé aux pieds les principes traditionnellement mis en avant par les Etats-Unis pour promouvoir le modèle démocratique.
En maltraitant ses alliés et en organisant la chasse aux immigrés, il a détruit la légende installée par le président Ronald Reagan, celle de « la cité qui brille sur la colline » : l’idéal qui avait attiré les pèlerins vers les rivages de l’Amérique et servi de boussole au monde libre pendant la guerre froide. Aujourd’hui, Donald Trump n’a cure de séduire ou d’influencer ; pour lui, la puissance ne s’exerce que par l’intimidation, le « deal » ou la force.
Responsabilité des pays riches
Il reste cependant aux Etats-Unis des adeptes du soft power prêts à livrer bataille pour une vision différente du monde. Un autre milliardaire, Bill Gates, vient d’offrir un contraste saisissant avec la méthode Trump. Issu comme Elon Musk du secteur de la technologie, il a choisi, depuis vingt-cinq ans, d’utiliser l’immense fortune générée par Microsoft pour s’inscrire dans la tradition philanthropique américaine à travers la Fondation Gates (partenaire du « Monde Afrique »), qui joue un rôle crucial dans le domaine de la santé publique en Afrique. Il a toujours fait valoir que la philanthropie privée ne pouvait qu’accompagner, et non remplacer, l’aide publique au développement.
Mais la réduction de l’aide au développement par les pays riches a amené Bill Gates à réorienter sa stratégie. Il ne fait pas partie de la cour des oligarques de Donald Trump ; ses idées sur la science, le climat et l’humanité sont à l’opposé de celles du président. Il n’admet pas que « l’homme le plus riche du monde » – Elon Musk – puisse, en décidant de mettre fin aux programmes d’aide, « tuer les enfants les plus pauvres du monde ». Jeudi 8 mai, il a annoncé sa décision de consacrer 99 % de sa fortune, soit 108 milliards de dollars (96 milliards d’euros), à la Fondation Gates dans les vingt années à venir, pour maximaliser ses effets, et de la fermer en 2045. Quelques jours plus tôt, Warren Buffett, milliardaire de 94 ans qui a donné la moitié de sa fortune à la Fondation Gates, prenait sa retraite en proclamant « le commerce ne doit pas être une arme ».
Bill Gates a le même âge, 69 ans, que le pape Léon XIV élu le 8 mai, jour où le milliardaire philanthrope a fait son annonce. Il se trouve que ce pape est aussi américain, qu’il est aussi tourné vers le monde au-delà des Etats-Unis et partage le même sens de la responsabilité des pays riches. Les deux hommes ne se connaissent probablement pas. Mais, chacun à sa manière, tous deux incarnent la défense du soft power si bien décrit par Joe S. Nye.