Le vieux lion a fermé les yeux, le monde de la justice est en grand deuil, et les robes des avocats sont plus noires que jamais. Henri Leclerc est mort à l’âge de 90 ans, samedi 31 août à Paris, après soixante-dix ans de barreau et autant d’années de défense têtue des libertés. Mᵉ Leclerc était l’un des derniers géants de son temps, et lorsque la rumeur courait, dans les cours ou les tribunaux, qu’il allait plaider, les confrères, les magistrats, les étudiants, se glissaient discrètement dans la salle pour apprendre du vieux maître.
Il se tenait là, avec son bon sourire, lourde silhouette rassurante dans sa robe élimée, avec ces cheveux blancs, cette voix chaude, confiante, amicale, qui coulait comme une rivière ; Leclerc ne plaidait pas, il parlait, en ami, il confiait ses doutes, ses certitudes, ses interrogations, avec des mots simples et une grande bonhomie. On l’écoutait, on glissait avec lui dans l’émotion, et souvent dans la colère, contre la justice, contre l’injustice. « Même dans les atmosphères les plus haineuses, il réussit à envelopper la salle de ses rondeurs, de tout son corps, c’est physique, disait de lui Mᵉ Thierry Lévy, un autre grand avocat, au style plus froid, disparu en 2017. Il fait passer quelque chose aux jurés : “En voilà un brave homme ! Celui qu’il défend ne peut être si mauvais.” »
Mais le vieil avocat savait aussi être redoutable, et ses contre-interrogatoires étaient sans pitié. Il attendait la réponse du témoin, de l’expert ou du policier, un procès-verbal à la main, en suçotant une branche de ses lunettes – bien conscient de ce principe de la défense qui veut qu’un avocat ne pose que des questions dont il connaît la réponse. Le malheureux sur le gril s’empêtrait vite dans ses contradictions, et le vieux lion lui envoyait un terrible coup de griffe qui le laissait tremblant et exsangue, sa déposition ruinée à jamais. Henri Leclerc allait se rasseoir paisiblement avec un demi-sourire, en attendant le suivant.
Le jeune Henri croise pour la première fois la justice à 11 ans, en octobre 1945, après une forte colère de son père, lors du procès de Pierre Laval. Le père, fonctionnaire des impôts, vomissait le maître d’œuvre de la collaboration avec l’Allemagne, mais s’indignait de la parodie de procès de l’ancien chef du gouvernement, fusillé après une tentative de suicide. Le communiqué du procureur général, « les jours de M. Laval ne sont plus en danger », avant de le traîner à demi-mort devant le peloton d’exécution, avait saisi le petit garçon.
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