Avant 2007, Nicolas Sarkozy s’était émancipé de Jacques Chirac, dont il briguait la succession, en brandissant un slogan : « La rupture ». Près de vingt ans après, c’est d’une autre rupture avec son ancien mentor, bien plus profonde, et plus grave, qu’il s’agit.
A l’Elysée, M. Chirac avait sanctuarisé le cordon sanitaire entre la droite et l’extrême droite. En 2002, il avait même refusé de débattre avec Jean-Marie Le Pen, arrivé au second tour de la présidentielle, afin de ne pas banaliser ses idées : « Face à l’intolérance et à la haine, il n’y a pas de transaction possible, pas de compromission possible, pas de débat possible. » En 2007, peu avant l’élection de M. Sarkozy, M. Chirac avait livré ce testament politique aux Français : « Ne composez jamais avec l’extrémisme [qui], dans notre histoire, a failli nous conduire à l’abîme. C’est un poison. » Plus tard, dans ses Mémoires, il jugeait que « l’extrême droite ne changera[it] jamais ».
M. Sarkozy pense l’inverse. Dans son livre Journal d’un prisonnier (Fayard), il n’a pas de mots assez aimables pour Marine Le Pen, ou pour le député du Rassemblement national (RN) Sébastien Chenu, qui ont partagé son indignation contre les juges. Il raconte une conversation avec Mme Le Pen, devant laquelle il s’engage à ne pas appeler à un front républicain, en cas de législatives anticipées, car le RN n’est « pas un danger pour la République ». Cet été, il avait déjà reçu Jordan Bardella, adoubant sans fard la supposée normalisation du parti d’extrême droite.
Son entourage jure que l’ex-président n’appelle pas à une union des droites et de l’extrême droite, dont le spectre hante le parti Les Républicains (LR), qui donne de plus en plus de signes de convergence idéologique avec le RN. Dans son livre, M. Sarkozy écrit que la solution ne réside pas dans une alliance d’appareils et rappelle qu’il a « beaucoup de divergences avec les dirigeants du RN ». Mais en actant la faiblesse de son ancienne famille politique, dont il dit qu’elle n’est pas en mesure d’incarner l’avenir, ni même de se qualifier au second tour de la présidentielle, en plaidant pour un « esprit de rassemblement le plus large possible, sans anathème et sans exclusive », il laisse entendre qu’une alliance avec l’extrême droite est inéluctable.
Paradoxalement, c’est le même raisonnement qui l’avait conduit à prêcher pour une alliance entre LR et le camp macroniste, dès 2018. Convaincu qu’Emmanuel Macron ne pourrait être réélu en 2022 sans l’appui de LR, il incitait la droite, trop affaiblie pour gagner, à entrer en coalition. Lui-même avait rallié le chef de l’Etat, délaissant dès le premier tour la candidate LR, Valérie Pécresse.
Trois ans plus tard, c’est avec les mêmes arguments qu’il semble prophétiser un renversement d’alliances, seul moyen selon lui de reconquérir le pouvoir perdu. Mais en faisant mine de l’aider, il prend le risque d’enterrer son ancienne famille politique qui, en s’alliant avec le RN, se ferait inévitablement absorber, comme le petit parti d’Eric Ciotti, l’Union des droites pour la République (UDR), l’a déjà été. Cronos dévorant ses enfants.
Dans cette volte-face inouïe, il est difficile de distinguer la part de ses intérêts d’affaires (M. Sarkozy est administrateur du groupe Lagardère, détenu par son ami Vincent Bolloré, fervent partisan de l’union des droites et de l’extrême droite) et celle de ses affects (il a été vexé d’avoir reçu peu de soutien des LR, quand Mme Le Pen a été si « courageuse » en le soutenant). Quelles que soient ses motivations, la rupture est devenue reniement des valeurs du parti, issu de la Résistance, dont il était le lointain héritier.









