La star de « The Social Network » s’inspire de sa propre histoire familiale pour son deuxième film en tant que réalisateur, au cinéma ce mercredi 26 février.
Deux cousins autrefois très proches, mais séparés par les aléas de la vie, entament un troublant pèlerinage en Pologne sur les traces de leur grand-mère, survivante de la Shoah.
De passage à Paris, l’acteur et cinéaste décrypte pour nous ce film très réussi, aussi drôle que touchant, qui est en lice pour deux Oscars.

Il n’en revient toujours pas. Jesse Eisenberg attribue le tourbillon dans lequel il vit depuis un an à « la chance ». Une modestie qui lui sied parfaitement. Sur la scène des Bafta les César britanniques, dimanche dernier, l’acteur américain s’est presque excusé d’avoir remporté le prix du meilleur scénario. « Je n’ai rien préparé parce que je ne pensais pas gagner. Ma femme n’est pas venue parce qu’elle ne pensait pas que je gagnerai », a-t-il lancé. C’est avec elle qu’est née, il y a une quinzaine d’années, l’histoire d’A Real Pain, son deuxième long-métrage en tant que réalisateur. 

Accompagné d’Anna Trout, l’acteur de 41 ans a parcouru la Pologne pendant deux semaines sur les traces de ses aînés. Il est allé jusqu’au village de Kranystaw où sa tante Doris vivait avant d’être chassée par les Nazis. Le point de départ de questionnements sur sa propre identité qu’il a d’abord transformés en pièce de théâtre, avant de réussir à en faire un scénario convaincant pour le cinéma. A Real Pain, en salles ce mercredi, suit le périple de deux cousins totalement différents qui souhaitent rendre hommage à leur grand-mère, survivante de la Shoah récemment décédée. Embarqué au sein d’un groupe de touristes, le duo va apprendre à se redécouvrir.

De passage à Paris fin janvier, le héros de The Social Network, qui incarne David, l’un des deux cousins, décortique pour nous cette œuvre très personnelle qui ne manque d’humour. Un film extrêmement touchant quand il évoque le déracinement et délicieusement cynique quand il tacle le tourisme mémoriel. Rencontre.

Le guide de David et Benji dit que leur voyage polonais est une « célébration de la résilience ». Diriez-vous que A Real Pain est aussi une histoire de survie ?

Oui, c’est aussi un des thèmes du film. Ces deux cousins prennent part à un circuit touristique pour honorer leur grand-mère mais il s’agit aussi d’évoquer la manière dont ils survivent à leur propre vie. Mon personnage, David, fait face à une très grande anxiété et souffre de TOC par exemple. L’ironie du film, c’est que leurs vies sont plutôt belles. Ils vivent dans un pays sûr. Ils ont accès à de la nourriture, à de l’eau, à des vêtements et à un abri. Et pourtant, ils sont malheureux. Leur grand-mère, qui a survécu par miracle à la Shoah, ne l’était pas et avait un sens à sa vie. A Real Pain raconte comment donner un sens à la douleur. Il essaie de répondre à toutes ces questions auxquelles je n’ai toujours pas de réponses.

C’est exactement le sens du titre. Ça a toujours été celui-là ?

(Il réfléchit) En fait, je ne sais pas. Je crois que j’ai eu plusieurs idées mais ce que j’aime avec ce titre-là, c’est que c’est une expression anglaise. « A real pain » désigne quelqu’un qui agace les autres, une vraie plaie. Mais c’est aussi très intéressant parce que ça signifie également une vraie douleur. Qu’est-ce qu’une vraie douleur ? Est-ce que la douleur de David est réelle ? Il prend des médicaments, ça a l’air d’aller. Est-ce que la douleur de Benji est réelle ? Oui, mais c’est aussi sa vie. Est-ce que la douleur de notre grand-mère est réelle ? Ils ont essayé de la tuer plusieurs fois. Le film essaie de poser cette question au public.

Au début de leur voyage, Benji dit à David qu’il est « sage ». Il faut pas mal de sagesse pour livrer un tel film. Auriez-vous pu le faire il y a 15 ans ?

Oui, je pense. La première pièce de théâtre que j’ai écrite s’appelait Le Révisionniste. Peu de personnes l’ont vue, mais elle interrogeait exactement ces mêmes thèmes. D’un côté, la chance moderne qui s’accompagne d’un manque de sens, puis de l’autre, un malheur historique, mais significatif. C’était l’histoire d’un homme prénommé David qui se rendait chez sa cousine, une survivante elle aussi. Ce rôle était joué par Vanessa Redgrave. Elle était merveilleuse dans sa manière d’incarner ce personnage qui avait traversé un tel traumatisme, mais avait réussi à conserver un sens de l’humour presque cynique. Je ne dis pas que je suis quelqu’un de sage, juste que c’est ce qui me préoccupe depuis des années. 

Kieran n’a jamais voulu parler du scénario. Il n’a jamais voulu répéter les scènes ni son texte

Jesse Eisenberg

Vous parlez d’humour presque cynique et justement, le ton du film est assez difficile à décrire. Emma Stone, votre productrice, nous avait dit qu’elle voyait la vie comme « une comédie dramatique » parce qu’il « était rare de passer une journée sans rire ». Diriez-vous que le ton de A Real Pain est en fait celui de la vie ?

Quand j’étais petit, la monnaie d’échange à la maison, c’était l’humour. Si vous vouliez être respecté dans ma famille, il fallait être drôle. Les personnages de ce film sont des gens drôles et attentionnés mais ce ne sont pas des humoristes qui racontent des blagues. Ils sont en permanence conscient des ironies de leurs vies. Benji est tellement conscient de l’ironie de son privilège qu’il commence à s’énerver contre tout le monde : « On ne devrait pas être dans ce train ni manger cette bonne nourriture ». David est aussi conscient de qui il est mais est gêné d’être dans sa peau. Il essaie donc de plaisanter pour compenser son propre malaise. Alors oui, je ne sais pas exactement quel est le ton du film mais ça ressemble à la réalité pour moi. Pour d’autres, ça semblera drôle mais pour moi, c’est la réalité de ma famille et de ma vie.

Searchlight Pictures

Benji est vraiment imprévisible. Qu’est-ce qui vous a le plus surpris chez Kieran Culkin ?

Qu’il soit lui aussi très imprévisible. Kieran n’a jamais voulu parler du scénario. Il n’a jamais voulu répéter les scènes ni son texte. C’est ce que font 90% des acteurs toute la journée. Il n’a jamais voulu rien faire de tout ça. Il voulait juste tourner. Même quand je lui faisais des remarques après une scène, il me disait tout simplement de me taire : « Je ne veux pas entendre ça. Si tu veux qu’on refasse la prise, allons-y. Mais je ne veux pas en parler ». Donc c’était une expérience très étrange. Je ne savais pas s’il allait connaître son texte. Je ne savais pas où il allait se déplacer dans la scène parce qu’il ne voulait jamais rester sur sa marque. Je ne savais jamais s’il allait se pointer le matin parce qu’il dormait à peine la nuit, s’il allait péter les plombs ou tomber malade. Il était imprévisible mais excellent à chaque prise. Incroyable, brillant ! J’espérais pouvoir aller jusqu’au bout. J’étais donc très heureux quand nous avons terminé le tournage.

Vous avez d’ailleurs tourné l’intégralité du film en Pologne, notamment devant la vraie maison de votre tante Doris. Dans les notes de production, vous racontez que Jennifer Grey, bouleversée par l’émotion, a dû quitter le plateau lors du tournage au camp de Majdanek. Vous avez hésité à insérer cette scène au montage pour finalement ne pas la garder.

C’est un endroit tellement spectaculaire où tourner. Ces bâtiments sont gravés dans notre inconscient collectif comme un lieu de mort, de terreur et de meurtre. Je ne voulais pas que la séquence dans le camp de concentration soit mélodramatique, que ce soit une question de jeu d’acteurs ou qu’ils expriment leurs émotions de manière trop explicite. Je voulais transmettre ce que j’ai ressenti quand je suis allé dans ces yeux, quand j’y suis. Vous êtes en quelque sorte engourdi. Je voulais simplement faire en sorte que le public voie ce que nous voyons. 

Il s’est passé un an depuis que le film a été présenté au Festival de Sundance. Il est désormais en lice pour deux Oscars. Vous concourrez pour celui du meilleur scénario et Kieran Culkin pour celui du meilleur acteur dans un second rôle. Comment analysez-vous vos douze derniers mois ?

C’est purement de la chance, de la chance. Je ne sais pas pourquoi. J’ai fait un film qui est sorti l’année dernière et que personne n’a vu. J’ai joué dans de grands films que personne n’a vus. J’ai joué dans des films médiocres que les gens adorent. Je ne sais pas, je ne sais pas… Tout ce que je sais, c’est que je suis chanceux. Et si j’ai à nouveau cette chance, je pourrais mourir. Je serais heureux.

A Real Pain (1h30) de et avec Jesse Eisenberg – au cinéma le 26 février


Delphine DE FREITAS

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