Il lui faut prendre un pseudonyme et elle choisit Oksana. Pour le reste, en revanche, tout est vrai : ukrainienne, 47 ans, fonctionnaire. En cet été 2023, elle voudrait témoigner de ce qui lui est arrivé pendant l’invasion russe, dans le cadre de la première conférence sur les violences sexuelles en temps de guerre organisée à Kiev par l’association Sema-Ukraine. Oksana ouvre la bouche, mais sa voix la lâche. Le regard plonge au sol : « En fait, je ne me souviens de rien, j’avais les yeux bandés, j’ai tellement honte. » Autour d’elle, on évite avec délicatesse de la regarder s’éloigner vers la sortie.

« Parler, c’est se condamner à une forme de mort », commente une femme. Elle aussi a pris un nom de code : Viktoria. Profil : commerçante, 61 ans. Cela fait des mois que Viktoria envisage de témoigner, mais elle hésite encore. « Vu mon âge, j’ai assez de force pour parler. C’est à nous de le faire, les plus vieilles, pas aux jeunes qui ont encore la vie devant elles », avance Viktoria, comme pour se convaincre elle-même. Bien sûr, elle n’a jamais rien dit à ses proches. Ils s’en doutent, mais eux aussi évitent le sujet. Puis, d’un coup, Viktoria lâche : « L’heure est venue de me sacrifier, mettre ma dignité de côté. » Elle essaie de ne plus penser à rien, sauf au pays. Et elle se lance.

Donc, cela s’est passé dans un joli quartier boisé, en banlieue de Kiev, au début de l’invasion russe, en mars 2022. Devant l’avancée des chars, les habitants avaient fui, tous ou presque, y compris la famille de Viktoria. Elle avait insisté pour rester et protéger la villa : le couple avait déjà tout perdu une fois en 2014, quand la guerre du Donbass l’avait poussé à quitter Donetsk, dans l’est du pays. La famille n’aurait pas les moyens de repartir de zéro une nouvelle fois, ils le savaient tous. Viktoria s’était dit que les soldats russes ne se soucieraient pas d’une femme comme elle, déjà grand-mère et sans homme à la maison. Inoffensive.

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Quand une centaine de militaires avaient envahi la bourgade, ils lui avaient ordonné de ne plus sortir. Viktoria les entendait piller les habitations désertées, l’une après l’autre, positionner partout leurs blindés et leurs snipers. Au bout de quelques jours, un soldat russe avait poussé la grille. On ne lui voyait que les yeux entre le casque et le foulard qui masquait son visage. Il devait avoir 20 ans, pas davantage. « Déshabille-toi », avait-il dit, avant de la pousser dehors, nue dans la neige. Son fusil lui éperonnait les reins, elle avait été forcée de courir autour de la maison. Quand elle était tombée à genoux, il l’avait relevée à coups de pied.

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