Quatre ans après avoir décroché la Palme d’or avec « Titane », Julia Ducournau revient en compétition avec « Alpha »
Un drame fantastique surprenant qui s’inspire de l’épidémie de sida dans les années 1980.
À quelques heures de sa montée des marches, la réalisatrice s’est confiée auprès de TF1Info.

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Troisième et dernière entrée française en compétition au 78ᵉ Festival de Cannes après Dossier 137 et La Petite Dernière, Alpha marque le retour sur la Croisette de Julia Ducournau, deuxième femme à avoir remporté la Palme d’or en 2021 pour son tonitruant Titane. Intronisée grande prêtresse du « body horror » à la française par ses fans, la réalisatrice de 41 ans a choisi de les dérouter et de se remettre en question avec un drame fantastique centrée autour d’Alpha (Melissa Borros), une adolescente qui grandit avec sa mère médecin (Golshifteh Farahani) dans une cité dortoir aux contours indéterminés. Après qu’elle s’est fait tatouer l’initiale de son prénom sur le bras, ses camarades craignent qu’elle ait contracté une maladie mortelle. Au même moment, son oncle toxicomane (Tahar Rahim) ressurgit dans sa vie…

TF1Info : Vous voilà de retour à Cannes, quatre ans après la Palme. C’est bizarre ? Spécial ? Excitant ?

Julia Ducournau : Alors c’est tout ça déjà… Et là, vous me prenez quasiment avant la montée des marches ! Du coup, je suis un peu nerveuse aussi. Mais spécial, c’est sûr. C’est toujours assez spécial d’être ici.

Une Palme d’or, ça stimule la créativité ou ça la paralyse un peu pendant un moment ?

Non, ça ne m’a pas paralysée. C’est juste qu’il faut comprendre que nous, quand on arrive au festival, la plupart du temps, on vient presque de finir le film. Donc, on sort de 3 ou 4 ans de travail ininterrompu et donc forcément après, prix ou pas prix, il y a une forme de décompensation qui est un peu lourde. Il faut prendre le temps de se réparer un petit peu. Après, je n’ai pas ressenti vraiment le poids de tout ça dans la mesure où ma manière de gérer l’après, c’était d’enchaîner tout de suite sur l’écriture d’un autre projet. 

J’ai eu envie de me mettre dans une grande zone d’inconfort

Julia Ducournau

Titane était né d’un cauchemar. C’est quoi le point de départ de Alpha

Julia Ducournau : Plusieurs choses. Alpha, c’est un film que j’ai en tête depuis très longtemps, mais que je ne voulais pas faire tout de suite. Je pensais le faire dans 10-15 ans, un truc comme ça. Et en fait, les circonstances ont fait que je m’y suis attelée à ce moment-là après avoir abandonné un film que j’avais commencé à écrire pendant un an, mais qui me semblait être de la redite par rapport à ce que j’avais fait. J’ai eu envie de me mettre dans une grande zone d’inconfort, justement. Et cette zone d’inconfort là, pour moi, elle se situe énormément autour du traitement de la figure maternelle. Parce que mes deux premiers films parlent beaucoup de l’émancipation à la figure paternelle. Ce qui implique une émancipation par rapport à un regard, par rapport à une validation. Alors que travailler la figure maternelle, c’est quand même s’arracher à une symbiose originelle, à un état de fusion, surtout comme c’est le cas dans le film où la mère est idéalisée. La mère, c’est la mère de tout le monde, du frère, des patients. C’est quelque chose ! À l’origine, je ne pensais que j’en serais capable tout de suite et j’ai décidé de me lancer dedans sans savoir si j’y arriverais.

Diaphana

Le film brasse beaucoup de thèmes. À chaud, il y est question de maladie, on peut penser à l’épidémie de sida, mais on pense aussi à la pandémie de Covid. Il est aussi beaucoup de questions de deuil. Dans quelle mesure est-ce une histoire personnelle ?

Compte tenu de la manière dont je traite la maladie, ce serait plus juste de parler du Sida que du Covid. Dans les années 1980-1990, j’ai l’impression qu’on a vraiment vécu un ressac éthique, humain et moral dans la maltraitance qu’il y a eu à l’égard des malades. C’est quelque chose dont, je pense, on ne s’est jamais vraiment remis. Ce miroir de la société à ce moment-là, je pense qu’on n’en a jamais fait le deuil tellement c’était noir. Le Covid a été une pandémie absolument terrible avec énormément de morts. Mais nous n’avons pas vécu le même ressac éthique dans le traitement des malades. Il n’y a pas eu d’ostracisation, de pointage de doigts, de dire qu’une frange de la société était plus concernée qu’une autre parce qu’elle avait péché comme ça a pu être le cas à l’époque du Sida. Cette contamination de la peur, à l’époque, je l’ai ressentie très très très fort quand j’étais petite. Tous les enfants, je pense, la ressentaient.

Julia Ducournau avec la Palme reçue pour "Titane" en 2021 - Valery HACHE / AFP
Julia Ducournau avec la Palme reçue pour « Titane » en 2021 – Valery HACHE / AFP

À l’époque, j’avais eu l’impression d’apocalypse. C’est-à-dire que j’étais très jeune. Et j’avais l’impression qu’on était dans un monde qui était en train de mourir. C’est aussi l’impression de sidération que j’éprouve face au monde dans lequel on vit maintenant qui m’a ramenée là-bas. Parce que moi aujourd’hui, comme à peu près tout le monde, je pense, je suis en état de choc par rapport à tout ce qui passe dans le monde. C’est difficile de le conceptualiser pour en faire une œuvre, pour en faire une fiction, parce que non seulement on est en plein dedans. Mais en plus, on sait que ça va durer très, très longtemps. Donc pour moi, la seule manière que j’ai trouvée pour créer une catharsis à partir de cette peur-là, c’était de revenir à la première fois de ma vie où j’ai ressenti ce sentiment d’apocalypse.

Aujourd’hui, je crois que l’amour devient un acte de résistance

Julia Ducournau

Malgré sa noirceur, c’est un film qui vise à donner de l’espoir aux spectateurs ?

Je pense que c’est mon film le plus doux, le plus plein d’amour depuis que j’ai commencé à faire des films. L’espoir est indéniablement dans l’amour, dans l’amour inconditionnel pour son prochain quel qu’il soit. Aujourd’hui, je crois que l’amour devient un acte de résistance, donc je pense que c’est important de s’y accrocher.

Pouvez-vous dire un mot sur chacun des trois acteurs, Tahar Rahim, Golshifteh Farahani et la jeune Mélissa Boros. Comment les avez-vous choisi ?

Ils ont tous les trois des techniques, des styles, une approche du métier extrêmement différente. Et le grand challenge, c’était justement d’avoir ces trois acteurs magnifiques et d’en faire une famille. Aussi différents soient-ils, il y a eu une évidence qui s’est créée très vite. Je pense même dès la première lecture qu’on a faite ensemble. C’est comme s’ils étaient déjà complémentaires, vous voyez. Tahar, c’est quelqu’un qui a une technique absolument imparable, qui peut tout faire qui est un allié d’une solidité sur un plateau qui est hallucinante. En face, j’ai Golshifteh qui est de la pure lave en fusion. Elle donne chaque atome de son être à un réalisateur, c’est incroyable. Et au milieu, j’ai cette petite qui est un pur instinct, qui n’a pas beaucoup de « trucs », mais qui se nourrit des deux autres. C’est une alchimie assez énorme.

C’est devenu une seconde famille pour vous ? 

Je pense que, non seulement avec les acteurs, mais avec l’ensemble de l’équipe aussi, il y a quelque chose de très fort qui s’est noué sur le film parce que chacun y a retrouvé de sa propre expérience et donc y a mis de son amour à l’aune de leur expérience et ça, c’était vraiment très beau à vivre. 

>> Alpha de Julia Ducournau. Avec Mélissa Boros, Tahar Rahim, Golshifteh Farahani. 2h08. En salles le 20 août.

Jérôme VERMELIN

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