
Elles sont arrivées pile à l’heure. Dans une salle non loin du centre-ville de Casablanca, sept jeunes femmes, originaires du Sénégal ou de Guinée, ont rendez-vous, ce vendredi de juillet, avec la médecin généraliste.
Visage radieux enveloppé dans un voile beige, Halima (prénom d’emprunt) donne de son temps à Casa Lumière, un collectif de bénévoles – composé en majorité de Marocaines, de Françaises et d’Algériennes – qui apporte depuis une dizaine d’années un soutien médical, psychologique et une aide alimentaire aux migrants les plus vulnérables de la capitale économique du royaume.
Face à elle, certaines, revêtues de boubous ou de longues robes, sont à quelques mois d’accoucher, d’autres tiennent à bout de bras leurs bébés. Outre l’exil, ces femmes – venues au Maroc pour travailler, fuir leur pays ou tenter de rejoindre l’Europe –, partagent désormais un autre fardeau, la même blessure intime, presque inavouable : elles n’ont pas choisi d’avoir ces enfants. Tous ou presque sont issus d’un viol survenu pendant leur trajet vers l’Europe ou au Maroc. Comme Naïma, assise contre un mur de la pièce.
« Un traumatisme supplémentaire »
Des Marocaines, chez qui elle faisait le ménage, l’ont appelée ainsi car elles avaient, dit-elle, du mal à prononcer son prénom sénégalais (elle ne souhaite pas qu’il soit divulgué). Elle est arrivée au Maroc en 2024 pour travailler, d’abord dans une exploitation agricole près d’Agadir. Un jour, elle perd connaissance après avoir pris son petit déjeuner dans la maison où elle vivait avec d’autres travailleuses. Elle se réveille à l’hôpital, amenée par une proche.
« J’ai senti que quelqu’un m’avait touchée, raconte-t-elle avec dégoût. Et le médecin m’a appris que j’avais été violée. » Elle pense avoir été droguée et agressée par un Marocain, présent dans le logement fourni par ses employeurs. Elle a déposé plainte, « mais la police n’a pas fait grand-chose », assure-t-elle.
Quelques mois plus tard, elle découvre qu’elle est enceinte de quatre mois, sa première grossesse. « Je suis venue au Maroc pour aider ma mère en lui envoyant de l’argent, pas pour avoir un enfant. Comment vais-je lui dire que j’ai un enfant issu d’un viol ? », dit-elle. « Le viol est l’un des pires dangers pour ces femmes qui se retrouvent sur les routes migratoires », se désole la responsable du collectif, Marie-France Anouar, 59 ans, une Française installée à Casablanca depuis plus de vingt ans.
« Les voilà avec un traumatisme supplémentaire. La majorité de ces femmes en traîne depuis l’enfance et ont connu beaucoup de violences », pointe Ghizlane Boulaabar, la psychologue du réseau. Mme Anouar, qui est infirmière, ajoute : « Il faut les protéger et qu’elles se protègent. » D’une mauvaise rencontre. D’un mari violent. « Mais pas que », soutient Mme Boulaabar. « Certaines femmes se mettent en couple avec des hommes déjà installés au Maroc pour éviter de se retrouver à la rue, décrit-elle. Et parce qu’ils leur offrent un toit et un semblant de protection, ils les forcent à avoir des relations sexuelles. »
« C’est tout petit, ça ne fait pas mal »
Face à ces rapports imposés et le plus souvent non protégés, Marie-France Anouar – et son équipe – « essaie » de sensibiliser ces jeunes femmes sur leur rapport au corps, qu’elles peuvent dire non et sur les méthodes contraceptives. « La contraception n’est pas un moyen d’empêcher un viol, mais de leur éviter au moins une grossesse non désirée », souligne-t-elle.
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Dans la petite salle du collectif, Halima commence à présenter des dispositifs pour éviter de tomber enceinte : la pilule, le préservatif, l’implant et insiste sur le stérilet. Certaines des exilées n’ont jamais entendu parler de cet objet métallique en forme de T. La docteure montre à quoi ressemble ce dispositif en tenant dans ses mains la maquette d’un utérus avec le stérilet en évidence. « C’est tout petit, ça ne fait pas mal », tente-t-elle de rassurer.
Marie-France Anouar, présente à ses côtés, enchaîne : « Vous n’allez rien sentir, l’homme non plus. Grâce à cela, vous ne serez pas enceinte, les filles. C’est votre vie, votre corps. Il n’en saura rien, ne lui dites pas et vous serez tranquilles pendant dix ans [temps d’efficacité du stérilet]. Réfléchissez et vous en parlez à vos copines. »
Halima martèle que la pose du stérilet est gratuite et sans rendez-vous. « C’est moi qui le ferai, leur dit-elle pour les rassurer à nouveau. Cette intervention se fait dans les centres de santé, pas à l’hôpital. » Depuis l’adoption de la stratégie nationale d’immigration et d’asile en 2014, les migrants ont accès à des soins gratuits au Maroc.
Un enfant non désiré « brise » le projet migratoire
Toutefois, certaines lui font remarquer qu’il est difficile d’être prises en charge dans ces centres : on leur demanderait une carte de séjour ou un bail locatif pour y être soignées. La médecin répond que ces documents ne sont pas obligatoires et insiste qu’elles ont le droit, « comme tous les Marocains ».
Assise sur un banc, Naïma les regarde. Elle touche son ventre : elle doit accoucher le 10 août. Le collectif qui la prend en charge – habits, couches, lait – l’aide à préparer la naissance. Va-t-elle aimer cet enfant ? « Je ne sais pas », confie-t-elle. Une pensée l’obsède déjà. Elle anticipe une question que posera fatalement son enfant : « Où est mon père ? » Elle dira : « Il est mort. »
Naïma repense aux mots de la docteure et de Marie-France Anouar et se dit convaincue : « Je vais poser un stérilet. C’est notre seule sécurité. Il faut bien réfléchir avant de quitter son pays, car la migration, c’est très difficile. » Le collectif propose aussi à des futures mères sans toit un foyer avec du personnel qui pourra les héberger et les prendre en charge d’elles jusqu’à trois mois après l’accouchement.
La psychologue Ghizlane Boulaabar explique qu’un enfant non désiré vient « briser » le projet migratoire, au point de le voir comme une charge insurmontable. C’est le cas pour Fatou (prénom d’emprunt). Cette jeune Guinéenne de 29 ans se repose dans un coin d’une autre salle du collectif, éclairée par des néons d’un autre temps. Ses jumelles d’à peine 2 ans, deux tourbillons à l’énergie folle, font courir les bénévoles qui peinent à les contenir. Entre ces quatre murs, elle a trouvé un refuge où elle peut chasser ses tourments. Pourtant, la mélancolie ne quitte pas son visage. Ses deux filles sont issues d’un viol collectif commis par des compagnons de route à Agadir.
Mariée de force à 13 ans à « un vieux », comme elle dit de sa voix à peine audible, elle s’est sauvée de Guinée en confiant ses deux enfants à sa mère. « Je n’avais pas prévu d’en avoir deux autres », raconte-t-elle. Elle ne peut plus aider ceux restés au pays : tout ce qu’elle gagne est destiné aux jumelles.
« Ils sont pieds nus, n’ont pas d’habits, se lamente-t-elle. Je ne peux rentrer au pays avec mes deux filles. Chez nous, c’est interdit d’avoir des enfants hors mariage. » Fatou n’a pas pensé à avorter : elle est musulmane, croyante, elle explique que ça ne se fait pas. Elle songe également se faire poser un stérilet : « On ne sait jamais ce qu’il peut se passer car ce qu’il m’est arrivé n’était pas ma volonté. »