Quatre-vingts ans après la découverte du camp d’Auschwitz-Birkenau et la libération de ses rares rescapés par l’Armée rouge, le temps approche où les derniers témoins et survivants de la Shoah ne seront plus parmi nous pour raconter ce que fut l’immense usine de mort où près de 1 million de juifs ont été assassinés entre le printemps 1942 et la fin de 1944, la plupart dès leur arrivée. Déjà, ils ne sont plus qu’une poignée à pouvoir raconter dans les écoles et les médias ce qu’ils ont vu, enduré, et à parler de celles et ceux qu’ils ont perdus.
Aussi ce 27 janvier, érigé par les Nations unies en « Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste », marque-t-il l’entrée dans une période où le souvenir de ce lieu longtemps impensable, devenu la « métonymie de la destruction des juifs d’Europe » et l’« incarnation du mal en histoire », selon l’expression de l’historienne Annette Wieviorka, va devoir être transmis autrement que par une réelle présence humaine.
Ce vide troublant, cette coupure ne doivent pas empêcher l’indispensable perpétuation de la mémoire, mais aussi de l’histoire du plus monstrueux centre de mise à mort d’êtres humains conçu précisément par des hommes. Si monstrueux que 80 ans ont à peine suffi pour comprendre l’ampleur du processus et la place centrale d’Auschwitz dans la « solution finale » mise en œuvre méthodiquement par les nazis, pour distinguer clairement camps de concentration et d’extermination, la Shoah de l’univers concentrationnaire auquel les juifs, voués d’emblée à l’élimination, n’étaient généralement pas destinés.
Sortir des silences de convenance
Jusqu’à la fin des années 1960 d’ailleurs, cette histoire s’est écrite sans ses témoins et l’habitude de faire intervenir des rescapés dans des établissements scolaires ne date que des années 1990. Il a fallu que leur parole se libère, que les historiens, y compris des survivants, s’en emparent pour sortir des bilans secs, des silences de convenance et des approximations. Pour que soient reconstitués les engrenages qui ont conduit à cette barbarie absolue, pour que, derrière l’atroce mécanique de type industriel, apparaissent, à hauteur de femme, d’homme et d’enfant, le destin brisé d’êtres humains seulement coupables d’exister et les traumatismes ineffaçables pour des générations.
Perpétuer la mémoire et l’histoire de la Shoah sans ses survivants est une impérieuse nécessité mais aussi un défi. Les injonctions morales du type « plus jamais ça » ont montré leurs limites. Transmettre la mémoire des souffrances ne suffit pas à prévenir d’autres génocides ou crimes contre l’humanité, ni à empêcher l’effrayant retour de l’antisémitisme. Seul un enseignement de l’idéologie des bourreaux et des mécanismes politiques menant des discours de haine aux violences de masse, puis au génocide, permet d’entraver la tragique concurrence des victimes qui s’est souvent installée.
Commémorer la découverte d’Auschwitz, c’est affirmer à la fois la totale singularité de la Shoah et l’appartenance de cet événement à la mémoire collective de l’humanité. C’est donc ne pas oublier la mise en garde qu’il adresse à l’espèce humaine et donc à chacun d’entre nous, aujourd’hui comme hier.