LETTRE D’ISTANBUL

Un rassemblement de « Mères du samedi » devant un tribunal d’Istanbul, le 25 mars 2021.

Le rituel est immuable et d’une solennité impressionnante. Debout devant les barrières de police qui font face au lycée de Galatasaray, en plein milieu de la frénétique avenue piétonne Istiklal, les mères et les familles des personnes disparues en Turquie exposent, des œillets rouges à la main et dans un long silence accusateur, les photos de leurs proches dont elles sont sans nouvelles. Comme chaque samedi, qu’il vente, qu’il pleuve ou que la canicule s’abatte sur Istanbul, elles sont là, à midi pile, pour une demi-heure durant laquelle le souvenir d’un ou deux disparus est évoqué à haute voix.

Ainsi d’Hüsamettin Yaman, samedi 4 mai, un étudiant de 22 ans dont la famille est sans nouvelles depuis une garde à vue, le 5 mai 1992. De Nurettin Yedigöl, le 27 avril, vu pour la dernière fois par un témoin en 1981 au centre de torture de Gayrettepe. De Kadir Keremoglu, le 20 avril, un homme d’affaires de 75 ans enlevé dans la ville de Van dans une voiture Taurus blanche immatriculée 01 EA 600. Quinze jours plus tôt, ce fut un rappel à la mémoire du grand écrivain et critique obstiné du régime Sabahattin Ali, de la disparition duquel, en 1948, les circonstances soulèvent encore aujourd’hui de nombreuses interrogations.

La liste est longue. La pile des portraits presque écrasante. D’ici à deux semaines, le 25 mai, les mères et les familles manifesteront pour la millième fois. Mille rendez-vous hebdomadaires de lutte contre l’oubli et contre l’effacement des souffrances vécues, imposés par l’appareil d’Etat.

Lire aussi, en 1996 : Article réservé à nos abonnés Les « mères du samedi » dénoncent la multiplication des cas de disparition en Turquie

Lancés en 1995, les rassemblements des « Mères du samedi », appelées ainsi en référence au mouvement des Mères de la place de Mai, à Buenos Aires, ont connu des interruptions, la répression et les arrestations. Après avoir fait face à des violences policières quasi systématiques, elles ont été contraintes d’arrêter une première fois leurs actions en 1999. Familles et proches de disparus ont repris leurs sit-in dix ans plus tard, avant qu’ils soient de nouveau interdits en 2018, le jour du 700e rassemblement, un procureur requérant même trois ans d’emprisonnement contre plusieurs participants pour « réunion illégale ».

Au terme d’interminables recours et appels, un tribunal a finalement autorisé, le 3 novembre 2023, les « Mères du samedi » à se regrouper une fois par semaine, dans la limite de dix personnes par rassemblement. « Une véritable victoire pour nous », souffle d’une voix digne et entêtée Sevda Arcan, compagnonne de route de près de trente ans.

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