La nuit vient de tomber sur le port de Nouadhibou, dans le nord-ouest de la Mauritanie, et le Wafa 5 n’a pas une minute à perdre à quai. Ce soir de mi-juin, « 150 tonnes de sardinelles aurita sont déchargées » du chalutier, indique son armateur mauritanien, Aziz Boughourbal, afin que ce petit poisson, très prisé en Afrique de l’Ouest, soit traité au plus vite dans son entreprise de congélation.

Gantées et voilées, des centaines de femmes trient la pêche et semblent indifférentes au vacarme des transpalettes. Mis sous glace dans des barquettes blanches, le poisson partira au lever du jour pour « Conakry, Abidjan ou Nouakchott ».

L’opération qui pourrait être banale dans l’une des places fortes de la pêche mondiale – le port de Nouadhibou abrite 6 000 à 7 000 pirogues et 400 navires venus du monde entier – est en réalité loin d’être anodine. Avant la construction d’usines de congélation, accélérée par l’instauration en 2021, d’un quota officiel de 20 % de poissons pêchés à congeler et à réserver à la consommation humaine, les captures en mer « partaient à 95 % vers la farine et l’huile de poisson [FHP] », rappelle Cheikh Baye Braham, chercheur à l’Institut mauritanien de recherches océanographiques et de pêches (Imrop), à Nouadhibou. En 2024, les FHP représentaient encore plus de 50 % des produits halieutiques exportés.

Rivalité entre grandes puissances maritimes

Pourvoyeur de 300 000 emplois dans le pays, le secteur de la pêche peine encore toutefois à effectuer la transition de la « Moka », surnom de la farine et l’huile de poisson en Mauritanie, à la congélation. « Les infrastructures limitées de transformation (…) ont favorisé la prolifération de l’industrie de la farine et de l’huile de poisson en Afrique de l’Ouest », déplore le scientifique précité. Confinée sur une fine langue de terre, la cité côtière de Nouadhibou compte 29 des 46 unités du pays destinées à broyer sardines, sardinelles, chinchards et maquereaux pour en faire de l’aliment pour bétail et nourrir les élevages intensifs de poissons, de porcs ou de volailles à travers la planète.

Un porteur transporte une caisse de poisson lors d’un déchargement à l’arrivée des pirogues à Nouadhibou (Mauritanie), le 16 juin 2025.

« Le nombre d’usines a explosé, analyse Mansour Boidaha, président de l’unique ONG locale de défense de l’environnement, autant en raison du boom de la révolution mondiale de la protéine animale que des spécificités de la zone. » La topographie exceptionnelle liée à l’aire marine protégée du banc d’Arguin située à proximité de Nouadhibou, combinée au phénomène océanographique de l’upwelling dont la remontée des eaux froides et profondes pleines de nutriments vers la surface a fait de la région une zone de pêche prisée et une cible vulnérable.

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« La concentration extrême des navires étrangers sur cette zone minuscule extermine le poisson, prévient M. Boughourbal. « Quand vous pêchez ici une tonne de poissons, c’est comme si vous pêchiez cent tonnes étant donné que c’est une zone de reproduction », poursuit M. Braham, le scientifique qui, depuis des années, alerte sur la surpêche et le « pillage des eaux mauritaniennes ».

La très grande diversité halieutique et le potentiel annuel de pêche, estimé à 1,8 million de tonnes de poissons, ont fait de Nouadhibou un théâtre de rivalité entre grandes puissances maritimes : Chine, Russie, Union européenne et Turquie se disputent à coups de millions d’euros des accords privilégiés de pêche pour alimenter une industrie bouleversée par l’explosion de la farine et de l’huile de poisson. Les effets sont dévastateurs.

« Catastrophe économique et écologique »

« Pour une tonne de farine, il faut en moyenne 4,5 tonnes de poissons, souligne M. Boughourbal. Ce qui en principe ne devait être qu’une activité secondaire de recyclage des déchets et des chutes de poissons est devenue une activité principale. » En dépit des interdictions et des quotas mis en place en 2021 par la Mauritanie pour tenter de lutter contre la « surexploitation » des ressources halieutiques, dénoncée à de nombreuses reprises par la FAO, l’agence de l’ONU pour l’alimentation, la Mauritanie peine à inverser la tendance. Officiellement, près de 65 000 tonnes de farines et d’huiles ont été exportées essentiellement vers l’Europe en 2024, soit 292 500 tonnes de poissons.

« Nous mettrons des années à combler cette double catastrophe économique et écologique », résume M. Boughourbal. Héritier d’un groupe familial de pêche, Seph SA, l’entrepreneur est encore un acteur de cette industrie de la Moka, qui fait courir des « risques majeurs sur la sécurité alimentaire » des voisins de la Mauritanie, comme le rapportent la FAO et des ONG comme Greenpeace.

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« L’histoire nous a donné raison de développer tardivement une filière de FHP, même si économiquement ce fut une erreur stratégique », décrypte M. Boughourbal. Après avoir entamé, dès 2001, une production pour les conserveries d’Europe de l’Est, il dit avoir attendu « 2010 pour la farine ».

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« Nous étions approvisionnés par des pirogues artisanales dont les pêches impropres à la consommation humaine » et les déchets pouvaient représenter « 20 à 50 % de leurs captures », explique-t-il, au milieu de son hangar réservé aux « Big Bag », ces sacs d’une tonne de farine. La veille, 300 tonnes ont été envoyées vers l’Espagne, une baisse drastique. Entre 2020 et 2024, les exportations de FHP de son entreprise sont passées de 12 979 tonnes à 5 543 tonnes.

« Il n’y a tout simplement plus de poissons »

Malgré la morosité ambiante, M. Boughourbal a fait le choix de rester à la différence de ses rivaux, partis dès la mise en place de quotas officiels en 2021. Sur les 29 usines, à peine une dizaine est, selon les professionnels du secteur, encore en activité sur la zone industrielle de Bountiya. Les cheminées dont les panaches noirs polluaient la ville et intoxiquaient ses habitants au point de provoquer des manifestations sont aujourd’hui à l’arrêt. Quatre ans plus tôt, des « montagnes de poissons pourrissaient à ciel ouvert », relate M. Boughourbal.

La faute à une réglementation plus sévère des autorités mauritaniennes ? « Il n’y a tout simplement plus de poissons », balaie Béatrice Gorez, de la Coalition pour des accords de pêche équitables (CAPE). La plateforme d’organisations européennes et africaines de pêche artisanale et l’entrepreneur mauritanien alertent conjointement qu’il n’y aura bientôt plus de ressource de petit pélagique à sauver en Afrique de l’Ouest.

« Voilà pourquoi il faut une gestion régionale et concertée pour que les erreurs commises en Mauritanie ne se reproduisent pas en Gambie et en Guinée Bissau » , plaide M. Boughourbal. Senneurs turcs et fariniers chinois, d’anciens habitués de la rade de Nouadhibou, ont déjà été aperçus au large des côtes de ces deux pays.

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