Le réalisateur Bertrand Tavernier, dans son film La Mort en direct (1980), dénonçait les ravages du voyeurisme en montrant l’agonie d’une femme, interprétée par Romy Schneider, filmée à son insu pour une émission de télévision. De la télé-réalité au livestreaming (diffusion en direct sur Internet), la réalité a, depuis longtemps, dépassé la fiction.

Mais la mort en direct de Raphaël Graven, connu en ligne sous le nom de Jean Pormanove ou de JP, lundi 18 août, à Contes (Alpes-maritimes), après plus de douze jours de livestream sur la plateforme Kick, où les séances d’humiliation qu’il subissait étaient suivies par des dizaines de milliers d’internautes, dépasse en horreur les pires scénarios.

Elle interroge à la fois sur les mécanismes psychologiques et financiers qui peuvent rendre populaire et lucratif le spectacle du sadisme et sur les moyens de mettre fin à cette nouvelle forme d’exploitation d’êtres humains.

Jean Pormanove, 46 ans, ancien militaire à la santé fragile, subissait depuis des mois moqueries, humiliations et sévices de la part de deux autres hommes lors de séances au cours desquelles les internautes multipliaient, sous le couvert de l’humour, les invectives et les défis dégradants. Les dons versés procuraient un revenu confortable au souffre-douleur, et surtout à ses bourreaux.

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Le pire est que ce scandale a continué une fois rendu public, en décembre 2024, par Mediapart. Certes, une information judiciaire a alors été ouverte, notamment sur les chefs de « violences volontaires en réunion sur personne vulnérable » et de « diffusion d’images relatives à la commission d’infraction d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne ». Mais l’enquête n’avait jusqu’à présent abouti à aucune mise en examen. La saisine de l’Arcom, l’autorité de régulation de la communication, en février, par la Ligue des droits de l’homme, inquiète de l’absence de modération par la plateforme de diffusion Kick, était restée vaine, elle aussi. L’impuissance de la justice et celle de l’Arcom sont donc en cause. Quant aux responsables politiques, ils sont passés à côté de ce fait de société alarmant.

Des scellés ont été posées sur les portes du local utilisé par le streamer Jean Pormanove, avant sa mort, à Drap (Alpes-Maritimes), le 19 août 2025.

A l’inadaptation du tempo judiciaire à l’immédiateté d’Internet s’ajoutent les insuffisances de mise en œuvre de la régulation. L’arsenal juridique existe : la loi française fait obligation à l’hébergeur de contenus d’empêcher la diffusion de contenus dégradants, et une directive européenne rend obligatoire la modération en ligne. Mais l’application de ces règles a été entravée par l’absence de représentation claire de Kick en Europe. Quant à la loi pénale, elle punit les actes attentatoires à « la dignité de la personne humaine » dont la « sauvegarde » est un principe à valeur constitutionnelle, même si, comme dans le cas de Jean Pormanove, la victime se dit consentante.

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Un drame semblable à celui qui a coûté la vie à ce dernier ne doit plus se reproduire. La priorité n’est pas à l’adoption de nouvelles réglementations mais au respect de celles qui existent. Cela passe par une mobilisation de toutes les institutions concernées. Le voyeurisme et l’attrait pour les spectacles dégradants ne sont pas nouveaux. Mais la manne drainée par le streaming et l’anonymat de l’Internet décuplent le risque de dérive. La mort de Jean Pormanove sonne comme un lourd signal sur la perte de repères fondamentaux et un appel urgent à faire cesser l’irresponsabilité des hébergeurs de contenus qui prospèrent sur l’exploitation de la face sombre de l’être humain.

Le Monde

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