« L’Appartenance au monde », de Claude Romano, Seuil, « L’ordre philosophique », 380 p., 24,50 €, numérique 18 €.
Livre après livre, le travail entrepris par le philosophe Claude Romano prend à rebours une philosophie que l’on voudrait voir asservie aux questions du moment ou au commentaire des sciences. Lui l’interroge à partir de son histoire, qu’il maîtrise parfaitement, au travers des questions qui l’ont traversée de part en part, à commencer par celle de notre relation au monde. De ce regard en amont que Romano porte sur le passé de sa discipline, il tire de bonnes raisons d’être moderne. L’Appartenance au monde en fournit une nouvelle illustration.
Avec une érudition empruntant aux deux approches qui se disputent le champ philosophique, la conception « continentale » (axée sur la question de l’être) et la conception « anglo-saxonne » (plus portée sur l’analyse de l’argument et du langage), il entreprend, non sans ambition et toujours avec clarté, de « déconstruire » les biais théoriques qui brident notre rapport direct au réel.
A l’inverse de ceux qui tentent d’exonérer Descartes d’avoir trop divisé le monde, Claude Romano estime que la disjonction entre esprit et matière a bien été formulée pour les modernes par l’auteur des Méditations, et avant lui par Galilée. Ce dernier, moteur d’une révolution scientifique sur laquelle nous vivons encore, aurait été le premier à exposer systématiquement l’idée que la réalité ultime est mathématique, l’environnement sensible dans lequel nous évoluons n’étant que faux-semblant ou opinions faillibles.
« La corporéité de la perception »
De là à conclure que le réel serait un produit de notre esprit, une représentation, il n’y a qu’un pas, qu’ont franchi les idéalistes allemands de Kant à Hegel, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, fondateur de notre modernité. Le matérialisme, qui n’accorde de substance qu’à ce qui est hors de l’esprit, n’est que le gant retourné de cet idéalisme, juge Romano. Il culmine avec certaines rêveries actuelles, d’inspiration transhumaniste, ou posthumaniste, qui veulent que l’intelligence artificielle ou les neurosciences nous dispensent de notre corps et nous permettent de vivre indépendamment de lui. Telle serait l’utopie sinistre de personnes réduites à des « cuves à cerveaux »…
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