Ils se sont retrouvés sur un film d’auteur, avant de critiquer ensemble le film Avatar, de James Cameron. Pour obtenir un stage de six mois dans un cabinet d’avocats parisien, savoir nommer son « film préféré » – et le bon – a été l’atout en entretien d’Alix de Mauduit, étudiante de 23 ans en master de droit à Sciences Po Paris.

« J’ai cité Le Facteur, [de Michael Radford et Massimo Troisi] un film des années 1990, et il s’est emballé. Il avait plein d’anecdotes sur le tournage, et on n’a plus parlé que de cinéma », expose la jeune femme, qui a été présidente de l’association de cinéma de son école, et l’a inscrit sur son CV. Avant l’entretien, elle s’était renseignée sur cet avocat pénaliste : « J’ai vu qu’il avait fait une prépa littéraire, ça m’a un peu rassurée. À ce moment-là, je ne pouvais pas encore me défendre techniquement en droit. »

Elle est sélectionnée et, six mois plus tard, pendant son stage, une collaboratrice lui demande si c’est elle, la stagiaire passionnée de cinéma. « Il lui avait raconté que ça avait fait pencher la balance, précise Alix de Mauduit. A ce moment-là, je sais que c’est ma capacité à utiliser la “culture légitime” qui a joué. »

La « culture légitime », concept développé par le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage La Distinction (Editions de Minuit, 1979), désigne l’ensemble des pratiques culturelles valorisées dans une société. Selon le sociologue, elle permet aux classes sociales les plus aisées de se reconnaître dans des goûts partagés, mais aussi de se différencier.

Une compétence utile

Les goûts se forment par « le dégoût du goût des autres », insistait Pierre Bourdieu. Si Alix de Mauduit avait cité le deuxième volet du film Avatar (2022) comme son film préféré, au lieu d’en faire la critique avec son recruteur, aurait-elle obtenu le poste ?

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« Les activités de culture légitime sont très payantes, à l’université puis dans le monde du travail, explique Camille Dupuy, sociologue du travail à l’université Paris-Saclay. Si l’on caricature, avoir joué au foot dix heures par semaine au pied de sa cité, ce n’est pas la même chose que d’adorer le théâtre et une certaine forme de musique. »

Être capable d’exprimer et de défendre un jugement culturel, sur un film ou un ouvrage, est une compétence qui peut être paradoxalement utile dans le monde du travail. Plus tard au cours de son stage, Alix de Mauduit engage la conversation avec un autre avocat, ayant vu Belle du Seigneur (Gallimard, 1968), d’Albert Cohen, dépasser de son sac. « Je ne sais pas si j’aurais pu parler à un associé si je n’avais pas eu cette capacité de dire que j’aimais tel livre, et pourquoi », déclare l’étudiante.

Les références culturelles permettent de tenir des conversations avec ces hommes plus âgés, « importants dans la boîte, et d’un certain milieu ». Et puis de créer du lien – assez pour qu’un associé offre à Alix de Mauduit l’ensemble des tomes d’A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, au Secret Santa du cabinet.

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Pour différencier des candidats au recrutement, ou pour tisser des liens avec ses collègues, les références culturelles partagées participent du manque de diversité de certains milieux professionnels. En ce sens, le travail dépasse son statut d’activité productive : « C’est un espace de sociabilité, et donc de reproduction des inégalités sociales, au même titre que la famille ou l’école », affirme Camille Dupuy.

Le Monde

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A l’université, les étudiants sont encouragés à aller au-delà de l’acquisition de compétences strictement académiques ou professionnelles. « Parce qu’on sait que ces dimensions-là sont importantes », soutient Camille Dupuy. « Etre en capacité de discuter de cinéma, ça ne s’invente pas. »

En revanche, cela peut se travailler. Alix de Mauduit en a pleinement conscience : « On commence parce qu’on aime le cinéma, puis on se force à savoir en parler. » La jeune femme raconte passer du temps à lire des critiques, et travailler à se faire un avis. Pour elle, cela a déjà porté ses fruits au cours de plusieurs entretiens.

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