Dossier « Europe »

Le sociologue Raymond Aron (1905-1983).

« L’Europe selon Aron », anthologie de Joël Mouric, Calmann-Lévy, « Bibliothèque Raymond Aron », 316 p., 24,50 €, numérique 17 €.

Il en a toujours rêvé sans jamais y croire. Depuis son tout premier ­article, publié en 1926, jusqu’à ses ultimes interventions publiques, en 1983, Raymond Aron a été animé par le souci de l’Europe. Et pourtant, comme le montre L’Europe selon Aron, recueil de textes présenté par Joël Mouric avec une rigueur et une clarté exaltantes, le sociologue n’a cessé de se montrer sceptique à l’égard des projets visant à unifier politiquement le Vieux Continent.

Certes, Aron n’hésitait pas à dire « nous » quand il parlait des Européens, consacrant de nombreux textes à l’héritage spirituel, juridique et culturel qui les a rassemblés dans une même communauté de destin. Certes encore, l’ancien résistant a décrit avec précision, et vécu douloureusement, le « suicide collectif » du continent au moment de la seconde guerre mondiale, puis l’inexorable processus de déclassement qui a suivi.

Mais, précisément, à lire ce beau volume, on comprend qu’à ses yeux le projet d’unité supranationale défendu par les « Européens orthodoxes » (Jean Monnet ou Robert Schuman) a quelque chose de pathétique, car son caractère abstrait fait symptôme d’un abaissement collectif : « Le slogan des Etats-Unis d’Europe ou de la fédération occidentale n’est-il pas comparable aux rêves de grands espaces qui bercent le sommeil du prisonnier, au rêve de puissance par lequel les faibles compensent leur misère ? », ironise-t-il en 1947.

Qui a lu Aron sait qu’il est tout sauf un théoricien de marbre. On ne s’étonnera donc pas que, sous sa plume, la misère de l’Europe soit d’abord une misère sentimentale. Europe ? Christianisme ? Libéralisme ? Socialisme ? « La question est de savoir quels sentiments vivants ­vibrent sous ces vieux mots », avance-t-il devant des étudiants allemands, en 1948. Dès lors, il martèlera que la promesse européenne est vouée à demeurer lettre morte tant qu’elle ne suscite aucun élan du cœur. « L’Europe qui n’existe pas, l’Europe politiquement unie, je crains qu’elle ne soit plus une idée-force ; elle ne suscite plus ni enthousiasme ni hostilité – pire infortune politique pour un projet qui ne peut pas plus se passer d’adversaires que de partisans », constatera-t-il en 1975.

La force vulnérable de cette impossible communauté

Aron en est convaincu : le mouvement européen peine d’autant plus à emporter l’adhésion qu’il escamote l’Etat-nation, cette réalité solide qui a conféré au Vieux Continent son destin spécifique. L’originalité de l’Europe, c’est d’être mise en mouvement par une tension permanente entre nostalgie d’une forme supranationale et vigueur du sentiment national, conscience partagée et orgueil des particularités. Surmonter cette tension et la maintenir vivace, les deux gestes sont indissociables. Mieux : ils donnent la force vulnérable de cette impossible communauté.

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