Cette fois, c’est la bonne. Le billet a été pris pour le 20 juin 2024, sur le vol Orly-Ajaccio de 18 h 20. Plus de trois ans que, après plusieurs faux départs, nous at­tendons ce moment. En février 2021, dans un salon de ­l’Académie française, nous avions proposé à Angelo Rinaldi de l’accompagner en Corse, le point fixe de ses livres. Il grillait cigarette sur cigarette malgré l’interdiction de fumer, pommettes hautes, teint théâtral, indifférent aux regards inquiets du personnel sur la moquette, glissant quelques « Oh Santissima Madonna » (« Sainte Vierge ! »), « Piombu ! » (« Fichtre ! »), « Ohimè » (« Hélas ! »), comme dans l’écho d’une langue maternelle jamais tout à fait refoulée. Et ­finalement, du bout des lèvres : « Pourquoi pas ? »

Franchir à 10 000 pieds d’altitude la Méditerranée et des décennies d’incompréhension, de méfiance réciproque, d’anathèmes furieux entre la Corse et le seul insulaire « immortel » (hormis Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon, entre 1803 et 1816), organiser le retour de l’écrivain dans une île fuie à l’âge de 20 ans : quel bon sujet ! Il ne faudra pas le lâcher d’une semelle, traquer les lieux de son inspiration, tenter de cerner le malentendu.

Ne pas oublier le pèlerinage par Ajaccio, avant de s’attaquer au Bastia de ses vingt premières années, l’y confronter à ses amis d’enfance, farfouiller dans les inconscients et les psychés, n’omettre aucun détail (son numéro de fauteuil à l’Académie française depuis son élection, en 2001 ? Le 20 !, l’indicatif départemental de la Corse ! Génial. Pas de scoop, mais de la nostalgie au carré : au soir de son existence, explorer les géographies sentimentales d’un écrivain de retour chez lui pour la première fois depuis… Depuis quand, d’ailleurs ?

Il faut se méfier de l’influence du mobilier urbain sur les fantasmes journalistiques. Un plot du quai Conti a eu raison du projet : peu après notre rencontre dans le salon enfumé de l’Institut, Rinaldi bute sur l’obstacle et doit se résoudre à se déplacer un temps avec une canne. Partie remise, c’est promis. Voilà qui laisse le temps d’enquêter sur sa vie passée en Corse et de tenter de comprendre les ressorts d’une relation tumultueuse, en découvrant au passage son chez-lui, dont il ne sort plus guère, dans le quartier parisien de la porte Saint-Martin.

Le lit Empire dans la grande pièce, l’appartement encombré de livres – « A cause d’eux, je finirai par coucher sur le palier » –, le rituel du whisky de 19 heures avec ses nombreuses visites. « Allez, un petit dernier. » Sur les étagères, au milieu de figurines et de bibelots, des portraits de Françoise Giroud, avec laquelle ce critique littéraire naguère si craint travailla à L’Express, avant de rejoindre Le Nouvel Observateur puis Le Figaro littéraire, de 2003 à 2005.

Il vous reste 88.78% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Partager
Exit mobile version