C’est l’histoire d’une femme de 28 ans hospitalisée en urgence dans un service de psychiatrie pour un épisode psychotique, après des semaines d’interruption de son traitement. À l’admission, elle souffre d’hallucinations acoustico-verbales : elle entend des bruits et des voix en l’absence de toute origine externe. Elle est méfiante et se sent persécutée par l’équipe soignante. Comme elle refuse tout traitement par voie orale, les médecins lui administrent du zuclopenthixol à action semi-prolongée (à raison de 100 mg toutes les 72 heures), un neuroleptique aux effets antipsychotique et anti-hallucinatoire, ainsi que sédatif. Par la suite, ce traitement est poursuivi par la prise de ce même neuroleptique à action prolongée, à raison de 200 mg toutes les deux semaines.

Ce traitement entraîne une amélioration significative des symptômes de persécution et hallucinatoires, mais le délire persiste. Il est alors décidé de remplacer le zuclopenthixol par la prise d’halopéridol par voie orale. L’halopéridol est un neuroleptique antipsychotique. Celui-ci est dans un premier temps prescrit à la dose de 1 mg par jour, après quoi la dose est augmentée à 4 mg sur une période de trois semaines.

Deux semaines après l’introduction de l’halopéridol, alors que la posologie de ce médicament est de 2 mg/jour, la patiente commence à être prise de bâillements irrépressibles. Elle bâille 20 à 30 fois par heure, une situation qu’elle considère comme invalidante. La jeune femme ne ressent pourtant aucune fatigue. Les bâillements surviennent de façon continue tout au long de la journée.

La patiente s’est plainte de bâillements pendant plusieurs jours. Ceux-ci ont progressivement régressé, jusqu’à leur disparition complète quatre jours après avoir atteint la posologie cible d’halopéridol (soit 4 mg/jour). Cet effet secondaire a ainsi disparu après stabilisation de la dose du neuroleptique.

Jacques Hammard, François Monastruc, et leurs collègues du centre hospitalier Gérard-Marchant et du centre régional de pharmacovigilance, de pharmacoépidémiologie et d’informations sur le médicament du CHU de Toulouse, rapportent ce cas clinique dans un article publié en ligne le 15 mars 2025 dans la revue Thérapie. Ces psychiatres et pharmacologues précisent qu’aucun autre traitement n’avait été introduit, ou interrompu, pouvant être suspecté d’être à l’origine de cet effet secondaire indésirable. Ce cas a été signalé au centre régional de pharmacovigilance de Toulouse en décembre 2024.

Un comportement physiologique, qui peut aussi être associé à des pathologies

Le bâillement se caractérise par une large ouverture de la bouche qui s’accompagne d’une profonde inspiration, suivie d’une brève interruption de la ventilation, puis d’une courte expiration passive.

Ce comportement, involontaire et stéréotypé, se manifeste chez tous les vertébrés dont l’homme, dès la 15e semaine de vie intra-utérine. La durée moyenne d’un bâillement est de six secondes. La fréquence des bâillements fœtaux augmente progressivement pour atteindre son maximum entre 21 et 28 semaines de grossesse, période de la vie où l’être humain baille le plus, environ 50 à 70 fois par 24 heures.

Il survient dans diverses situations physiologiques (faim, hypoglycémie, somnolence), ainsi que dans des contextes pathologiques (affections neurologiques, psychiatriques ou infectieuses). Un bâillement a notamment été rapporté chez des individus atteints d’une tumeur cérébrale, d’encéphalite, de céphalées, de dépression.

Rare effet secondaire médicamenteux

Le bâillement induit par un médicament est un effet secondaire rare. Une étude, conduite par le réseau de pharmacovigilance français, a recensé 28 cas de bâillement iatrogène entre 1985 et 2024. Elle avait dénombré 38 médicaments possiblement impliqués, notamment plusieurs antidépresseurs (inhibiteurs de la recapture de la sérotonine, dont la duloxétine, la paroxétine, la fluoxétine), des agonistes dopaminergiques (utilisés dans le traitement de la maladie de Parkinson), des benzodiazépines.

Au vu de la littérature médicale internationale, les classes médicamenteuses les plus souvent associées à un bâillement comprennent également les opiacés (syndrome de sevrage), les agents utilisés dans l’induction d’une anesthésie (thiopental, propofol) et l’apomorphine, antiparkinsonien appartenant à la famille des dopaminergiques qui agit en stimulant les récepteurs à la dopamine. Le traitement du bâillement iatrogène implique généralement la réduction ou l’arrêt du médicament mis en cause.

Les pharmacologues toulousains émettent plusieurs hypothèses susceptibles d’expliquer la survenue inopinée d’un bâillement induit par l’halopéridol lors de son introduction en remplacement d’un premier neuroleptique [1]. Quel que soit le mécanisme pharmacologique responsable, « il importe d’alerter les cliniciens sur la survenue possible de cet effet secondaire après remplacement ou initiation d’un traitement par neuroleptique », concluent-ils.

La neuropharmacologie du bâillement est complexe et non totalement élucidée

Plusieurs neurotransmetteurs et neuropeptides sont impliqués dans le processus du bâillement, notamment la dopamine, la sérotonine, l’ocytocine, des acides aminés excitateurs, l’ACTH (hormone adrénocorticotrope), la MSH (hormone mélanotrope). Au niveau du muscle, le bâillement est sous le contrôle de l’acétylcholine.

Ce comportement physiologique est sous la dépendance du noyau paraventriculaire de l’hypothalamus (PVN), considéré comme le centre du bâillement dans le cerveau. Les nerfs crâniens, trijumeau (V), facial (VII), pneumogastrique (X) et les racines cervicales C1 – C4 participent également à ce phénomène ancestral qui semble impliqué dans la stimulation de la vigilance et le maintien de l’éveil. Le bâillement apporte également une sensation de plaisir et un sentiment de relaxation.

Bâiller à se décrocher la mâchoire

Le bâillement n’est généralement pas un effet indésirable grave mais il arrive que des complications puissent se produire. On dénombre dans la littérature médicale trois cas de bâillement excessif associé à une luxation de l’articulation temporo-mandibulaire, zone de jonction entre l’os temporal et la mâchoire (mandibule). En d’autres termes, ces patients ont bâillé si fort que l’extrême ouverture de la bouche au cours du bâillement a entraîné une luxation de la mâchoire. Tous ces cas ont été confirmés par radiographie.

Le premier cas, rapporté en 2002 par des médecins israéliens dans le Journal of Clinical Anesthesia, concerne une femme de 26 ans qui devait subir une ponction ovarienne en vue d’une fécondation in vitro. Pendant l’induction lente de l’anesthésie au propofol, la patiente a bâillé violemment. Les anesthésistes ont alors constaté que sa bouche restait légèrement entrouverte et qu’elle ne pouvait plus l’ouvrir ou la fermer : elle s’était luxé l’articulation temporo-mandibulaire droite. Les médecins lui ont expliqué la situation et la jeune femme a accepté de subir une réduction de la luxation sous anesthésie. Elle s’est réveillée une à deux minutes plus tard.

Le deuxième cas a été rapporté en 2023 par des psychiatres sud-coréens dans la revue General Hospital Psychiatry. ll concerne une femme de 23 ans qui souffrait de dépression, d’impulsivité, de troubles du sommeil et de crises récurrentes de boulimie avec vomissements. Elle a subi une lésion de l’articulation temporo-mandibulaire associée à des bâillements répétés induits par un traitement antidépresseur par fluoxétine.

Les bâillements, associés à une légère sédation, ont commencé le 5e jour après la prise de fluoxétine. Leur fréquence était de 5 à 10 fois par jour, et leur intensité était faible. Au 42e jour, la patiente a consulté un dentiste en raison de l’augmentation du nombre des bâillements, de douleurs et de troubles du mouvement des articulations temporo-mandibulaires. Elle ressentait des craquements dans l’articulation de la mâchoire à l’ouverture et à la fermeture de la bouche. L’examen clinique effectué par le dentiste a objectivé un dysfonctionnement douloureux de l’articulation temporo-mandibulaire, par ailleurs confirmé par une radiographie. Cinq jours après l’arrêt de la fluoxétine, la fréquence et l’intensité des bâillements ont commencé à diminuer et, 17 jours après l’arrêt, la jeune femme ne bâillait plus. La douleur articulaire s’était atténuée à l’ouverture et à la fermeture de la bouche.

Rapporté en 2006 par une équipe indienne dans le Canadian Journal of Anesthesia, le troisième cas concerne un homme de 31 ans, victime d’un accident de la circulation, devant être opéré pour un traumatisme crânien. L’anesthésie générale a été induite par l’administration de fentanyl et de propofol par voie intraveineuse. C’est alors que les anesthésistes ont été surpris de voir que la bouche du patient restait en position ouverte et qu’ils ne pouvaient pas la fermer passivement malgré plusieurs tentatives. Un examen radiologique a été immédiatement réalisé, qui a révélé une luxation des deux articulations temporo-mandibulaires. Le patient a dû garder un bandage élastique des deux côtés après la réduction de la double luxation. Il est à noter que ce patient s’était déjà luxé la mâchoire à deux reprises au cours des deux années précédentes. Les auteurs avaient conclu que les patients présentant des antécédents de luxation temporo-mandibulaire pouvaient présenter un risque accru de nouvelle luxation en cas de bâillement lors de l’induction de l’anesthésie.

En 2007, des psychiatres et pharmacologues des Îles Canaries ont rapporté dans le Journal of Clinical Psychopharmacology deux cas de bâillements excessifs induits par l’antidépresseur duloxétine. Ces bâillements n’étaient pas accompagnés de somnolence, mais les patients les ont décrits comme invalidants pour leur travail.

Le premier cas concernait un Espagnol de 50 ans, souffrant de troubles anxieux et exerçant la profession d’enseignant. Les bâillements excessifs ne s’accompagnaient pas de somnolence, mais il était incapable de les réprimer. Cet effet secondaire a été décrit par le patient comme inconfortable et handicapant dans son travail, les bâillements persistant pendant ses cours magistraux. La fréquence des bâillements était plus élevée le matin que l’après-midi. Les bâillements ont complètement disparu à l’arrêt du traitement.

Le second cas est celui d’une femme de 32 ans souffrant de dépression modérée et traitée par duloxétine. Les bâillements excessifs étaient très handicapants pour cette femme qui exerçait le métier de conductrice. Elle bâillait notamment dans les embouteillages et quand elle roulait la nuit. Les bâillements excessifs ne s’accompagnaient pas de somnolence et ont totalement disparu à l’arrêt du traitement.

Avoir un orgasme en baillant

Quelques années auparavant, en 1983, des psychiatres du New Brunswick (Canada) avaient décrit le cas d’une femme mariée d’une vingtaine d’années souffrant de dépression et traitée par clomipramine. Une rémission complète des symptômes dépressifs est intervenue en dix jours. Cette patiente souhaitait néanmoins prolonger le traitement car elle avait fini par avouer qu’elle espérait le prendre à long terme, non pas tant pour le soulagement des symptômes, mais plutôt parce qu’elle avait constaté que, depuis la prise du médicament, chaque bâillement lui procurait un orgasme. Elle avait même constaté qu’elle parvenait à ressentir un orgasme en bâillant délibérément. Plusieurs semaines après l’arrêt du traitement, ce curieux phénomène avait disparu.

Cette équipe canadienne avait également rapporté le cas d’un homme d’une vingtaine d’années, marié, présentant des symptômes de dépression et traité par clomipramine. Il avait alors constaté une envie intense et fréquente de bâiller. « Lorsqu’il bâillait, il ressentait un orgasme avec éjaculation, sans que cela s’accompagne d’une augmentation de la libido ou de l’évocation d’un fantasme. Bien que cela lui paraissait gênant et embarrassant, il avait choisi de poursuivre le traitement en raison du bénéfice thérapeutique qu’il en tirait. La gêne et l’embarras ont été surmontées par le port continu d’un préservatif », peut-on lire dans l’article paru dans le Canadian Journal of Psychiatry. Là encore, l’arrêt du traitement a entraîné la disparition du phénomène plusieurs semaines plus tard.

[1] Les pharmacologues toulousains évoquent une « réaction paradoxale » de l’halopéridol, qui possède des propriétés antidopaminergiques responsables de l’effet antipsychotique. Elle pourrait être due à un antagonisme des récepteurs dopaminergiques présynaptiques, avec pour conséquence une inhibition du feedback négatif sur les neurones dopaminergiques. Autrement dit, il se serait produit une levée d’un frein s’exerçant sur ces neurones. Autre hypothèse : une augmentation progressive de la densité des récepteurs dopaminergiques serait survenue sous l’effet de l’halopéridol, avec émergence de récepteurs dits « supersensibles ». Il est possible que la réduction de l’antagonisme dopaminergique induit par le changement de neuroleptique ait provoqué l’équivalent d’un phénomène de sevrage, avec augmentation transitoire de la transmission dopaminergique, responsable de l’effet indésirable observé. Celui-ci aurait disparu après stabilisation de la dose d’halopéridol, s’accompagnant de la saturation des récepteurs dopaminergiques. Ceux-ci seraient alors occupés par le neuroleptique (un antagoniste dopaminergique) et seraient donc fonctionnellement inactifs.

Pour en savoir plus :

Hamard J, Montastruc F, Boulefaa D, et al. Unexpected haloperidol-induced yawning while neuroleptic switch, paradoxical reaction or dopaminergic supersensitivity ? A case report. Therapies. Available online 15 March 2025

Walusinski O. Le bâillement. Med Sommeil. 2024 Sep ; 21 (3) : 159-167.

Roncero C, Mezzatesta-Gava M, Grau-López L, Daigre C. Yawning as a dose-dependent side effect of treatment with escitalopram. Neurologia. 2013 Nov-Dec ; 28 (9) : 589-90 doi : 10.1016/j.nrl.2012.05.007

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Sommet A, Desplas M, Lapeyre-Mestre M, Montastruc JL ; French Network of Pharmacovigilance Centers. Drug-induced yawning : a review of the French pharmacovigilance database. Drug Saf. 2007 ; 30 (4) : 327-31. doi : 10.2165/00002018-200730040-00005

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