Livre. En créole, péyi anpwazonnen, « pays empoisonné ». La terre, l’eau, les êtres vivants : le chlordécone a tout contaminé à la Martinique et à la Guadeloupe. Légal de 1972 à 1993, le pesticide des plantations de bananes, ou plutôt l’écocide qu’a représenté son utilisation prolongée aux Antilles bien après son interdiction en Amérique du Nord, sans que l’Etat français y trouve à redire, impose une analyse globale. Malcom Ferdinand, politiste et philosophe martiniquais, s’y attelle dans un essai ambitieux : S’aimer la terre. Défaire l’habiter colonial.

L’homme est engagé. Fils d’un ouvrier agricole emprisonné lors de la grande grève de 1974 en Martinique, où fut réclamé pour la première fois l’arrêt de l’usage de plusieurs insecticides, membre du comité de pilotage scientifique du plan national chlordécone, Malcom Ferdinand s’est constitué partie civile dans le dossier pénal qui s’est achevé par un non-lieu, début 2023, au désespoir des victimes – un appel a été examiné le 22 octobre 2024.

Son cadre de pensée, l’écologie décoloniale, permet de relier le scandale du chlordécone aux racines de la lutte pour la terre dans les territoires caribéens marqués à jamais par l’esclavage. Le lecteur pourra ne pas adhérer à toute la démonstration, qui appelle à « défaire la plantation » et à réhumaniser les peuples antillais hors du modèle capitaliste, mais l’ouvrage permet une compréhension nouvelle de la contamination, par une mise en perspective indispensable.

Surexposition aux pesticides

Les faits émergent depuis peu, derrière la « production d’ignorance » dans laquelle autorités et pouvoirs économiques ont tenu des populations déjà confrontées à la sournoise invisibilité du produit chimique. La totalité des ressources en eau de boisson de la Martinique contient du chlordécone et, à la Guadeloupe, 80 % des sources sont situées en zones bananières, rappelle le livre. Plus de 100 espèces végétales antillaises ont été identifiées comme contaminées depuis 2006, ainsi que 177 espèces animales.

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Fin 2021, le cancer de la prostate a enfin été inscrit au tableau des maladies professionnelles des travailleurs – sans qu’aucune mesure s’occupe des femmes, agricultrices ou ouvrières. Quant au fonds national d’indemnisation des victimes de pesticides, il demeure inopérant en 2024 pour les 12 700 travailleurs antillais des bananeraies, avec 66 rentes accordées pour 174 demandes, selon des données officielles citées dans le livre.

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L’outil de mesure de la pollution, la « valeur toxicologique de référence », a été défini sans qu’y soient associées les victimes. L’auteur interroge longuement une production scientifique, issue de chercheurs blancs, qui « ne questionne pas les conditions sociopolitiques » au sein desquelles elle investigue, étrangère, donc, aux personnes concernées, noires dans leur immense majorité. Une science qui s’est même égarée à explorer une pseudo-spécificité génétique de l’homme « Noir-Antillais » pour cerner la contamination chimique. Cette désignation au fil du temps d’un « corps autre », analyse l’auteur, a permis d’admettre l’inadmissible, à savoir que les Antillais se trouvent « exposés outre-norme aux produits pesticides ».

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