La philosophe Stéphanie Roza, autrice de Marx contre les Gafam. Le travail aliéné à l’heure du numérique (PUF, 256 pages, 19 euros), souligne que l’individu a une aspiration naturelle à l’épanouissement par le travail et qu’il a, par sa capacité d’action, la possibilité de sortir de l’aliénation.

Vous rappelez en début d’ouvrage la place centrale du travail pour l’homme en soulignant, avec Marx (1818-1883), qu’il permet de se réaliser en tant qu’humain…

Marx a développé une anthropologie du travail, portant l’idée que l’homme devient humain par le travail. C’est le cas tout d’abord sur le plan collectif : le philosophe allemand rappelle que l’humanité s’est détachée du règne animal par le travail, en adaptant son environnement à ses propres besoins. A partir de cette culture de production a pu s’édifier progressivement une culture idéologique, esthétique ou encore politique, constitutive d’un monde proprement humain.

L’anthropologie du travail se décline également sur le plan individuel. Ainsi, chaque humain s’« autoproduit » tout au long de sa vie, notamment en apprenant un métier. Pour ce faire, il s’approprie des caractéristiques culturelles propres à l’espèce – des techniques artisanales par exemple – et les restitue dans le travail.

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Dans le même temps, il apporte une touche plus personnelle dans la réalisation de son ouvrage. Il laisse ainsi sa marque sur le monde à travers son travail. Marx estime donc qu’il y a là une forme d’autoréalisation essentielle dans une vie humaine. Elle implique, toutefois, une situation idéale de travail libre.

Les contraintes subies par les hommes dans l’exercice de leur travail les privent-elles de cette possibilité d’autoréalisation ?

La philosophie marxiste est une critique du travail aliéné, un travail qui ne permet pas en effet d’atteindre, pour les travailleurs, l’objectif que nous venons d’évoquer. Cette aliénation est toujours présente aujourd’hui, même si ses formes ont évolué. Au XIXe siècle, lorsque Marx développe sa pensée, le travail en usine détruit physiquement, les contraintes sont extrêmes, l’homme est dépossédé de son temps de travail et de ses capacités propres.

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Aujourd’hui, les conditions physiques de travail se sont améliorées pour de nombreux travailleurs – même si elles restent très éprouvantes dans certains pays pour nombre d’entre eux. Mais des formes d’aliénation perdurent, sous une forme renouvelée, par exemple dans le lien étroit à la machine.

Les « microtravailleurs » indépendants effectuant des tâches à l’unité pour les plateformes numériques sont ainsi astreints au rythme de la machine et dépendent des commandes de la plateforme. De nouvelles formes d’aliénation, de nature psychique, sont aussi apparues à mesure que le capitalisme se développait, jusqu’à devenir, aujourd’hui, hégémoniques.

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