Chaque printemps, à la mi-mai, l’image revient comme les pollens : une file de silhouettes en combinaison de plume s’élève vers le sommet de la plus haute montagne du monde, le mont Everest, 8 848 mètres, à la frontière nord du Népal. Au-delà de 6 500 mètres, le pointillé s’étire comme le tracé des voies que les alpinistes dessinaient sur les photos : 100, 200, parfois plus de 500 personnes se tractent sur une même ligne de cordes fixées par les sherpas jusqu’au sommet. Aux premières heures de chaque summit day (« jour du sommet ») anticipé par les prévisionnistes météo, la file se tasse à l’approche de la cime comme un flot de voitures dans un bouchon. Sur le dernier tronçon d’arête effilée, les « Bibendum » montants piétinent, les descendants contournent. Croisements acrobatiques, angoisse du temps qui file et de l’oxygène qui s’épuise, tension… La scène se répète chaque année, seule la couleur de quelques combinaisons change, selon la mode de la saison et le choix des sponsors.

Quel rêve vont-ils décrocher là-haut, ces hommes et ces femmes ? La dernière première ? La plus haute tribune pour leur cause ? Une promesse à réaliser ? Une ligne en bas de leur CV ? Une collection à compléter ? Quelques minutes au plus près du cosmos ? Les alpinistes n’aiment pas qu’on enferme leur quête dans une finalité, et l’Anglais George Mallory, premier disparu sur cette montagne, en 1924, à 37 ans, avait réglé l’affaire avec humour : pourquoi tenter de gravir l’Everest ? « Parce qu’il est là. »

Sur les images virales d’aujourd’hui, les visages disparaissent derrière les grosses lunettes et les masques à oxygène. Tout concourt à gommer les individualités. Le 29 mai 1953, le Néo-Zélandais Edmund Hillary (1919-2008) a photographié le compagnon masqué avec qui il venait de poser le pied, pour la première fois, sur le sommet. Cet humain sans visage brandissant un piolet orné de fanions sur le ciel noir, chacun et chacune d’entre nous peut s’y identifier, quelle que soit sa condition : c’est l’image de l’humanité à la conquête du « troisième pôle », une icône du XXsiècle. Combien savent qu’il s’agit du plus célèbre des sherpas, Tenzing Norgay (1914-1986), né au pied du versant tibétain de la montagne, là où on l’appelle Chomolungma ? Il n’existe pas de photo de Hillary au sommet de l’Everest.

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