La militante antiraciste Saadia Mosbah en compagnie de migrants subsahariens, à Tunis, le 7 mars 2023.

« Je suis encore sous le choc. Même sous la dictature de Ben Ali, ils n’avaient pas osé faire cela », confie Huda Mzioudet, chercheuse et militante antiraciste tunisienne, manifestement émue. Saadia Mosbah, présidente emblématique de l’association Mnemty (« mon rêve »), engagée contre les discriminations raciales en Tunisie, a été arrêtée, lundi 6 mai, et placée en garde à vue pour une durée de cinq jours, conformément à la loi sur la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent.

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Arrêté le même jour, Zied Rouine, directeur des projets de l’association, a été relâché mardi. « Ils nous ont interrogés sur nos financements et nos activités et voulaient identifier les bénéficiaires », a-t-il déclaré quelques heures après sa libération, rappelant que depuis début mai, plusieurs membres de Mnemty ont été la cible d’une campagne de harcèlement et de diffamation sur les réseaux sociaux. L’organisation est notamment accusée de participer à un complot visant à faciliter l’installation de migrants subsahariens en Tunisie. « Il n’y a pas de place pour des associations qui pourraient remplacer l’Etat », a lancé, lundi, le président Kaïs Saïed, qualifiant les dirigeants de ces associations de « traîtres » et d’« agents ».

Figure de proue de la lutte contre le racisme en Tunisie, Saadia Mosbah, 64 ans, est née à Bab Souika, un quartier de Tunis. Son père était originaire du gouvernorat de Gabès (sud). « Mes ancêtres du côté paternel seraient originaires de Tombouctou, au Mali », confiait-elle en 2015 au HuffPost Maghreb. Durant ses plus de trente années de carrière en tant qu’hôtesse de l’air puis cheffe de cabine pour la compagnie nationale Tunisair, elle a été régulièrement confrontée au racisme des passagers et de ses collègues. « En Tunisie, c’est quelque chose de silencieux, de rampant », expliquait-elle.

Son frère, le célèbre chanteur Slah Mosbah, et sa sœur, Affet Mosbah, ont également dénoncé les discriminations sous le régime de Ben Ali. A cette époque, Saadia Mosbah avait tenté à deux reprises de lancer son association, mais elle s’était heurtée au refus des autorités, qui niaient l’existence de discriminations raciales. « La famille Mosbah évoquait le racisme bien avant la révolution, à une époque où tout le monde avait peur de parler », se remémore Huda Mzioudet, qui avait rencontré la présidente de Mnemty pour la première fois en avril 2011, lors d’une émission sur Radio Tunis chaîne internationale (RTCI) consacrée au racisme. A l’époque, la parole se libérait progressivement à la faveur de la révolution.

Descendants d’esclaves

Mnemty est née en 2013 pour lutter contre les discriminations raciales et dénoncer la faible représentation dans les institutions des Tunisiens noirs, une minorité comptant pour environ 15 % de la population et composée pour l’essentiel de descendants d’esclaves. Mais deux ans après le lancement de l’association, une altercation oppose Saadia Mosbah à un pompiste de Tunis. « Je ne vais pas gonfler les pneus d’une wusif » (domestique noire), objecte l’employé de la station-service. La dispute verbale dégénérera en agression physique, la militante et son fils se retrouvant tabassés par trois pompistes.

Mais Saadia Mosbah ne renonce pas. Son engagement ouvre la voie à l’adoption par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) d’une loi historique contre les discriminations raciales, le 23 octobre 2018 – une première dans le monde arabe. Avec ce texte, les propos racistes sont désormais passibles d’une peine maximale d’un an de prison et d’une amende pouvant aller jusqu’à 1 000 dinars (297 euros). La sanction est plus lourde – jusqu’à trois ans de prison et 5 000 dinars d’amende – pour « l’incitation à la haine », « les menaces racistes », « la diffusion et l’apologie du racisme », la « création » ou la « participation à une organisation soutenant de façon claire et répétitive les discriminations ».

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Cette percée législative vaut à Saadia Mosbah une certaine notoriété à l’étranger. La presse internationale la cite souvent et, en août 2023 à Washington, elle reçoit des mains d’Antony Blinken, le secrétaire d’Etat américain, un prix couronnant son combat contre le racisme.

Cette avancée va toutefois se trouver malmenée par le nouveau contexte migratoire qui voit des milliers d’Africains subsahariens bloqués en Tunisie par les politiques restrictives d’accès à l’Europe. La plus grande visibilité de ces migrants dans les villes du pays, à Sfax en particulier, suscite des réactions violentes. Régulièrement, Saadia Mosbah et d’autres militants antiracistes font l’objet de campagnes diffamatoires hostiles à la présence de Noirs subsahariens sur le territoire, les accusant d’en être à l’origine.

« Personne n’est épargné »

Ces accusations de complot prennent de l’ampleur fin 2022, lorsque le Parti nationaliste tunisien, une petite formation aux idées xénophobes, lance une campagne contre la présence des migrants subsahariens, s’appuyant sur des théories d’extrême droite comme celle du « grand remplacement ». En février 2023, le président Kaïs Saïed reprend cette idéologie, évoquant l’existence d’un « plan criminel pour changer la composition démographique » du pays et affirmant que « certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour octroyer la résidence à des migrants subsahariens ».

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Le discours du chef de l’Etat entraîne une série d’attaques et d’expulsions de Subsahariens, plusieurs milliers d’entre eux étant déplacés vers les frontières algérienne et libyenne, en plein désert. « Le modus operandi du régime est toujours le même : lancer des campagnes sur les réseaux sociaux avant de frapper durement », dénonce Sana Ben Achour, professeure de droit public et militante féministe, pour qui le régime ne cible pas seulement les migrants subsahariens, mais également les Tunisiens noirs et les acteurs de la société civile qui les soutiennent. « La Tunisie est devenue un pays fasciste, personne n’est épargné », affirme-t-elle.

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Encouragé au plus haut sommet de l’Etat, le climat antimigrants atteint, par ricochet, les Tunisiens noirs. Après la loi de 2018, la désillusion est cruelle. « Les événements récents nous ont fait reculer de 177 pas, soit autant d’années depuis l’abolition de l’esclavage et de la servitude en Tunisie. Comme s’ils avaient annulé et effacé tout ce qui avait été accompli auparavant », déclarait en avril 2023 Sana Ben Achour à la revue juridique The Legal Agenda : « Les cicatrices et les impacts de ces campagnes ne seront effacés qu’après des décennies. Il est très difficile pour les Noirs de surmonter l’ampleur du choc qu’ils ont vécu, ainsi que pour les non-Noirs qui ont aidé les victimes et ont été témoins des violations subies. »

En proie à une profonde dépression depuis plus d’un an, Huda Mzioudet confirme ce bilan : « Je ne me suis jamais sentie aussi aliénée, aussi déracinée. J’ai toujours le drapeau de la Tunisie dans ma chambre, mais la Tunisie ne nous aime pas. » L’arrestation de Saadia Mosbah a encore ravivé ses craintes : « Je me sens impuissante, mais j’espère que les Tunisiens qui ont un minimum de bon sens vont se désolidariser de ce régime, parce qu’après les Noirs, d’autres catégories seront visées. Ce régime a déclaré la guerre à son propre peuple, mais nous ne céderons pas, nous n’avons plus peur. »

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