Le soleil se hisse au-dessus du mur d’enceinte et inonde la cour de l’hôpital. Ses rayons viennent réveiller les familles endormies au pied du bâtiment, sur les coursives ou sous les arbres, allongées sur des tapis ou à même le sol. La quiétude du sommeil laisse place à l’appréhension, qui se dessine peu à peu sur les visages. Chacun ici attend un proche soigné à l’intérieur.
Vers 8 h 30, des explosions se font entendre au loin. Les détonations interrompent les pleurs d’un bébé. Pour les adultes, ces tirs font désormais partie du quotidien. Chaque matin, la guerre gronde dans la capitale du Soudan après une accalmie nocturne. Devant les urgences, c’est un va-et-vient de fauteuils roulants, de vieillards claudiquant sur leurs béquilles, d’infirmiers qui se hâtent les bras chargés de poches de sang.
L’hôpital universitaire Al-Naw est l’un des seuls établissements publics encore fonctionnels d’Omdourman, la ville qui jouxte Khartoum au nord-ouest du Nil. Haut de deux étages, d’une capacité d’environ 200 lits, il est loin d’être un hôpital de premier rang. Il est toutefois en première ligne depuis le début de la guerre le 15 avril 2023 entre les Forces armées soudanaises (FAS) – l’armée régulière – et la milice des Forces de soutien rapide (FSR).
En quelques minutes, tout s’accélère. Une clameur annonce l’arrivée de blessés. Il n’a pas fallu longtemps pour que le tir d’artillerie entendu plus tôt charrie ses victimes. Transportés en tuk-tuk jusqu’aux portes de l’hôpital, deux blessés – un enfant et une femme âgée – et le corps d’un homme déjà mort pénètrent dans les urgences. L’obus est tombé sur un terrain de terre battue dans le quartier de Thawra 38, à quelques encablures de l’hôpital.
Un système de santé à genoux
Le gamin de 13 ans est hissé sur un brancard, la jambe droite presque sectionnée au niveau du tibia. Malgré le sang qui gicle abondamment, Hamid reste conscient et calme. La morphine aide sûrement. Il jouait au foot quand une roquette s’est abattue près du poteau de corner. A ses côtés, la femme a les yeux qui roulent dans leurs orbites quand les médecins désinfectent ses plaies béantes. Son épaule droite a été déchiquetée par l’explosion.
La grand-mère ne dit rien, usant toute son énergie pour rester en vie. Autour d’elle, c’est la mêlée. Plus de cinquante personnes se pressent dans les urgences, des blouses blanches, des proches, se faufilent difficilement d’un patient à l’autre. « Chaque jour on reçoit des blessures graves, des enfants, des femmes, des personnes âgées, dues aux bombardements aveugles sur les civils. Ce matin, c’est presque calme », confie le docteur Saddiq Al-Tayyeb, qui vient placer le jeune Hamid sous perfusion. Le petit a besoin d’être opéré en urgence. « Mais il va devoir attendre. Pour le moment, nous n’avons pas le personnel pour une chirurgie orthopédique et vasculaire », déplore-t-il.
Dix-huit mois de guerre au Soudan ont mis à genoux le système de santé. Seules 20 % à 30 % des structures hospitalières du pays sont opérationnelles. Plus de quatre-vingts établissements ont été pris pour cible, bombardés ou assaillis par des soldats. Des dizaines d’autres ont été pillés. L’hôpital Al-Naw a été touché à plusieurs reprises par des tirs d’artillerie ou des attaques de drone. Au total, cinquante-six médecins ont été tués rien qu’à Khartoum depuis le début des affrontements, selon le ministère de la santé. Certains ont été enlevés par les FSR pour soigner leurs soldats de l’autre côté de la ligne de front.
Des dizaines de milliers de soignants ont été déplacés par les combats ou se sont réfugiés dans les pays voisins, une hémorragie dramatique pour un secteur déjà à l’agonie. Dès les premières semaines de la guerre, le docteur Al-Tayyeb avait quitté la capitale pour Wad Madani, dans l’Etat de la Gezira, à 190 kilomètres au sud-est. Huit mois plus tard, alors que les FSR s’étaient emparés de la région, il a pris la fuite vers les zones tenues par l’armée régulière. « C’était impossible de travailler dans ces conditions. Partout où elle passe, la milice amène la mort », tranche-t-il.
L’aide humanitaire entre au compte-gouttes
Un hurlement déchire le brouhaha. La famille du défunt est arrivée, leurs lamentations brisent les tympans. Le temps de contacter ses proches, la dépouille d’Abubakar Jaber, un électricien de 45 ans, est placée sur un brancard au fond de la salle. « Que vont devenir mes deux enfants ? Que Dieu me vienne en aide », gémit la veuve, Malak, en s’écroulant.
A l’extérieur, la file d’attente s’allonge devant la pharmacie de l’hôpital. Une à deux fois par semaine, des bénévoles organisent des distributions de médicaments gratuits. Des dizaines de mains s’agitent vers la guérite, brandissant des ordonnances froissées. Alors que des millions de Soudanais ont perdu leur emploi, l’accès aux soins est une bataille.
A travers le pays, de nombreuses zones rendues inaccessibles par les combats et les acteurs armés ne sont plus approvisionnées en médicaments. A Omdourman, dans les quartiers reconquis par l’armée, la situation s’améliore un peu. L’aide humanitaire arrive au compte-gouttes, souvent entravée par la bureaucratie et une administration corrompue, mais elle ne franchit pas les lignes de front.
La guerre a détruit les principales usines de production de médicaments, concentrées dans la capitale. Depuis l’Egypte voisine, des tonnes de médicaments sont importées, parfois illégalement, alimentant le marché noir. « Dans les pharmacies, les prix augmentent chaque jour. On est obligés de venir ici », explique Najat Adam, qui cumule diabète, asthme et troubles de la thyroïde.
Depuis que les banques rouvrent progressivement leurs portes, les fonctionnaires peuvent désormais toucher leurs salaires ; les retraités, leurs pensions. Mais les sommes sont dérisoires. « Tout mon argent passe dans mon loyer », déplore cette mère d’une cinquantaine d’années qui a dû quitter sa maison d’Abu Rof, un quartier d’Omdourman martyrisé par les combats. « Pour le reste, on dépend de nos enfants qu’on a envoyés en Egypte ». Depuis les pays limitrophes, où plus de 3 millions de Soudanais ont trouvé refuge, la diaspora aide comme elle peut.
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Elle finance notamment les réseaux d’entraide citoyens qui ont vu le jour. Face à l’effondrement du secteur de la santé, les Soudanais dépendent en grande partie de ces centaines de « chambres d’urgence » constituées dans les grandes villes. Ces initiatives regroupent des bénévoles, militants politiques, médecins et travailleurs sociaux, souvent issus des comités de résistance, des organisations de quartier qui ont joué un rôle pivot dans la révolution pacifiste contre le régime d’Omar Al-Bachir en 2019, puis contre le coup d’Etat deux ans plus tard des généraux Bourhane et « Hemetti », qui s’affrontent à présent.
« On a tout appris sur le tas »
A l’hôpital Al-Naw, c’est la « chambre d’urgence » du district de Karari qui organise les distributions de médicaments grâce à des collectes de dons. Aux premières heures de la guerre, le 15 avril 2023, une dizaine de ses membres a forcé la porte scellée du bâtiment. Alors que les combats paralysaient les services publics de la ville, le groupe y a installé une clinique de fortune. « On allait chercher des amis médecins à leur domicile, on s’occupait de les amener à l’hôpital en sécurité. Puis on allait évacuer les blessés sur le champ de bataille », se souvient Mohammed Motaman, l’un des bénévoles.
Le bâtiment se situait alors dans une zone contestée. A l’intérieur, les soignants recevaient des vagues de civils blessés et prenaient en charge à la fois des membres des FSR et de l’armée régulière. « On nettoyait les blessures, pansait les plaies et on participait même aux opérations. Nous n’avions aucune expérience. On a tout appris sur le tas avec la guerre », raconte cet ancien militant de la révolution pacifique de 2019.
A l’initiative de la « chambre d’urgence » du quartier, l’hôpital Al-Naw a réquisitionné un bâtiment annexe pour en faire une morgue destinée à recevoir les « morts inconnus ». Dans la chambre froide, des corps inertes gisent sous des couvertures. Le dernier arrivé est celui d’un adolescent tué dans un bombardement à l’est de la ville. Au-dehors, un homme en gallabiya blanche maculée de sang, pansement autour de la tête, vient frapper à la porte. Il fond en larmes lorsqu’il reconnaît son neveu.
En une semaine, l’hôpital a reçu près de soixante cadavres inconnus, la plupart tués par des obus, selon l’un des bénévoles qui gèrent ce local lugubre. Pour chaque macchabée, un prélèvement osseux est réalisé dans l’espoir de l’identifier. Mais le seul laboratoire qui permet d’analyser les échantillons est situé dans les zones contrôlées par les FSR. « Il faudra attendre la libération de Khartoum pour qu’on puisse continuer notre travail », dit le médecin légiste Hisham El-Abdeen. Après 48 heures, si personne n’est venu les chercher, les corps sont pris en photo, puis envoyés au cimetière. On inscrira un numéro sur leur tombe.
Vers 13 heures, des tirs d’artillerie se font plus proches. Plusieurs obus sont tombés dans la rue Al-Wadi, à quelques kilomètres au nord de l’hôpital. Au même moment, un soldat blessé débarque. Il participait à l’offensive de l’armée dans le quartier d’Ombada, à l’ouest de la capitale. Touché par un sniper qui lui a logé une balle dans le rein droit, il est admis dans une section à part. A l’hôpital Al-Naw, on soigne autant les civils que les militaires.
Dans une chambre de repos, un soldat se réveille le corps meurtri. Il a été libéré il y a quelques semaines pour raisons de santé après avoir été détenu un an et demi par les FSR. Rescapé de la prison de Soba, il raconte la torture et le désespoir dans des geôles où de nombreux prisonniers sont morts de faim. « Les FSR n’ont plus rien à perdre. Leurs soldats sont devenus hors de contrôle. Ils ne respectent aucune règle », déplore ce vétéran aux trente ans de service dans l’armée régulière.
Au premier jour de la guerre, cet adjudant qui a requis l’anonymat a été blessé par balle aux abords du quartier général des FAS, puis fait prisonnier par les paramilitaires. « Nous avons été pris au dépourvu. L’armée n’était pas prête, elle n’avait aucun plan », assure-t-il, accusant les FSR d’avoir déclenché la bataille. Jusqu’à présent, rien n’a pu permettre d’établir qui a tiré le premier.
« C’est une guerre absurde »
« Au final, nous sommes tous Soudanais. Les FSR sont nées de l’armée. La plupart de leurs officiers étaient issus de l’état-major des FAS, qui ont été débauchés. Aujourd’hui, tu peux avoir un frère dans l’armée, un autre dans les FSR. Nous ne pouvons accepter de nous entretuer comme ça. C’est une guerre absurde », dit-il. Des propos rares pour un soldat qui pourraient lui valoir une mise à pied, voire une arrestation.
Entre-temps, les urgences de l’hôpital se sont remplies. Des blessés se serrent sur le même lit. Sous une moustiquaire, un grand brûlé regarde le plafond les bras tenus en l’air par des bouts de ficelles. Le visage couvert de plaques purulentes, il ne peut pas être opéré, faute de spécialiste. A ses côtés, le petit Hamid est à bout de forces, sa jambe enserrée de bandages a pris une couleur étrangement claire, un peu bleutée.
A son chevet, ses sœurs et ses parents font le pied de grue. Ils se triturent les mains, échangent des regards impuissants. Deux mois plus tôt, la famille a fui le quartier d’Ombada, sous le contrôle des FSR. « Un cauchemar. Les miliciens nous ont tout pris. Nos biens et notre fierté. Tout ce qu’il me reste, c’est les fringues que je porte. Et maintenant on voudrait me prendre mon fils ? », éructe le père, Mohammed Al-Nazir. A la nuit tombée, le chirurgien n’est toujours pas venu. Il ne viendra pas. Aujourd’hui, il enterre sa mère. Hamid, lui, espère éviter l’amputation.
« Au Soudan, une guerre totale », notre série en huit épisodes
Depuis le 15 avril 2023, une guerre fratricide menée par deux généraux déchire le Soudan. En dix-huit mois, les affrontements entre les forces armées du Soudan (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane, et les milices paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), du général Mohammed Hamdan Daglo – plus connu sous le surnom de « Hemetti » –, pourraient avoir causé plus de 150 000 victimes civiles dans les bombardements, les massacres et en comptant les morts de faim et de maladies causées par le conflit.
Refusant toute tentative de médiation internationale, les deux armées ont fait le choix d’une victoire militaire totale sur leur adversaire. Au fil des mois, le conflit s’est propagé dans la plupart des régions du troisième plus grand pays d’Afrique, entraînant dans son sillage une multitude de groupes armés et des dizaines de milliers de civils engagés de gré ou de force dans une guerre qui s’envenime et se complexifie avec l’intervention de parrains étrangers.
Les envoyés spéciaux du Monde Eliott Brachet et Abdulmonam Eassa ont sillonné pendant dix-sept jours le Soudan dans la partie contrôlée par l’armée. Via Port-Soudan, seule fenêtre de ce pays de près de 49 millions d’habitants sur les bords de la mer Rouge, ils se sont rendus à Khartoum, la capitale, et ses banlieues, dans les zones à peine reconquises par les forces régulières.
Ils livrent une série de huit reportages dans un pays où les espoirs de changement portés par la révolution qui a chassé le dictateur Omar Al-Bachir en 2019 ont été pulvérisés par la guerre, causant ce qui est désormais considéré comme la plus grave crise humanitaire mondiale.