Lorsque l’on pénètre dans la grande salle du Théâtre Silvia Monfort (Paris 15e), on ne voit que lui : un gigantesque mur fait d’une multitude de petits cubes d’un blanc immaculé qui occupe une bonne partie du plateau. Et ce même si, quand le public s’installe, les six interprètes du spectacle, déjà présents sur scène, rivalisent de gesticulations et de mimiques pour attirer le regard. Plutôt habituée jusque-là au répertoire dramatique contemporain, Bérangère Vantusso a choisi, pour sa nouvelle création – dont la première a eu lieu, fin janvier, au Théâtre de la Manufacture – Centre dramatique national (CDN) de Nancy –, d’adapter un classique du théâtre, Rhinocéros (1959), d’Eugène Ionesco (1909-1994).
Pour délester le texte d’origine de sa théâtralité d’après-guerre et de toute référence historique trop appuyée à la montée des totalitarismes au XXe siècle, elle a fait appel au dramaturge Nicolas Doutey, qui a ramené la pièce à sa trame la plus dépouillée : l’histoire d’une épidémie, une « rhinocérite » aiguë, qui contamine les individus les uns après les autres.
Pour donner vie en quelque sorte à cette menace inexorable qui pèse sur les six personnages de la pièce, Bérangère Vantusso (qui dirige, depuis janvier, le CDN de Tours – Théâtre Olympia) a poursuivi un travail de réflexion, entrepris il y a quelques années déjà, sur l’utilisation de la matière à des fins marionnettiques, de simples bouts de bois dans Alors Carcasse (2019) ou des cartes dans Bouger les lignes (2021).
Son choix s’est porté, cette fois-ci, sur une matière à la fois rigide et fragile, des milliers de cubes identiques façonnés dans un genre de céramique blanche. Empilés pour former un immense mur, ils constituent le décor du spectacle mais aussi une sorte de septième personnage, qui engloutit inexorablement tous les autres, à l’exception de Bérenger (Thomas Cordeiro), qui incarne la résistance à tout prix.
Pantins désarticulés
Ces cubes peuvent également être détachés de la grande paroi par les comédiens et comédiennes, qui les manipulent à loisir pour représenter tour à tour un chat, une porte, un lit, une télévision… Et certains d’entre eux finissent projetés par terre, s’éparpillent en une multitude de petits éclats jonchant le plateau et le premier rang de la salle.
Formellement, le Rhinocéros de Bérangère Vantusso est très réussi, notamment grâce à ce décor et corps marionnettique, qui symbolise au mieux la menace diffuse pouvant peser sur toute communauté (guerre, épidémie, pouvoir totalitaire, etc.). Mais aussi grâce à une jeune troupe d’interprètes qui parviennent parfaitement à incarner sur scène la dimension absurde du théâtre d’Eugène Ionesco. Ils errent souvent sur le plateau tels des pantins désarticulés ne sachant plus où aller.
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