« Ma vie a toujours tourné autour de la cuisine. J’ai grandi en Espagne, dans un petit village catalan au nord de Barcelone. Ma grand-mère paternelle, veuve et mère de sept enfants, a ouvert un restaurant où nous avons tous vécu, mangé, travaillé, célébré les baptêmes et les mariages… Ma mère organisait ses journées en fonction des repas – j’ai été formatée comme ça. Dans le restaurant de ma grand-mère, qui est aujourd’hui tenu par mes oncles, on propose une cuisine de marché très simple, traditionnelle, où il y a toujours un bouillon sur le feu.
Ce qu’on appelle un bouillon “infini”, une marmite dans laquelle on ajoute au fil des jours des légumes, des morceaux de viande, des épluchures, en prélevant du bouillon selon les besoins et en rallongeant avec de l’eau au fur et à mesure. Il y a parfois des os qui restent dans la marmite plusieurs semaines… En Espagne, le bouillon (liquide, surtout pas déshydraté) est partout, présent dans toutes les maisons, vendu en bouteille dans n’importe quel magasin.
Et tout le monde sait le faire et s’en servir. On cuit le riz avec du bouillon, on arrose ses viandes et ses poissons avec, on fait des sauces, des jus, des pâtes, des lentilles, des légumes… J’ai quitté l’Espagne pour la France à 18 ans et suis venue faire mes études d’architecture à Paris. Puis j’ai commencé à faire de la recherche en urbanisme et je n’ai finalement jamais exercé en tant qu’architecte.
Echelle très intime et privée
J’étais beaucoup plus portée sur les questions de territoire, avec la cuisine comme filtre d’analyse. Pour moi, la cuisine est un outil magique qui permet de comprendre un territoire dans sa dimension mondiale, géopolitique – les transports, les matières premières, les échanges –, mais aussi à une échelle très intime et privée.
J’ai fait plusieurs années de recherches pour comprendre la façon dont on habite ensemble à travers la cuisine. J’ai compris que ce qui m’intéressait vraiment, c’était la source, l’agriculture, la paysannerie, la ruralité. Je me suis lancée dans une thèse sur le sujet et nous avons décidé de quitter Paris avec mon copain pour nous installer dans une petite borde [un relais de berger] au Pays basque. C’est là que j’ai rencontré Anabelle, éleveuse de vaches de races anciennes. Nous nous sommes mises à rêver de « valorisation des savoirs paysans », de démarches sensibles pour réinventer les systèmes alimentaires et politiques, la réciprocité avec le vivant. Et nous avons décidé de faire des bouillons.
Anabelle en préparait déjà, pour soigner ses problèmes d’endométriose. Nous nous sommes rendu compte qu’avec les bouillons on pouvait réhabiliter toute la filière, exiger des animaux élevés à l’herbe et en bio (un impératif pour avoir des os sains), des abattoirs qui réapprennent à découper et à revaloriser toutes les parties de l’animal, obtenir une gestion optimale des déchets. Nous avons bataillé, appris sur le tas comment découper des bêtes, cela n’a pas toujours été facile. Nous avons créé la marque Dohatsu en 2022. Désormais, nous produisons près de 50 000 litres par an et nous savons que la transition écologique passe par le bouillon. »
Le site de Dohatsu