La réputation de Rennes n’est plus à faire. Longtemps surnommée la « ville rock », la capitale bretonne est connue pour être un territoire de fêtards habité par plus de 73 000 étudiants. Ici, les nuits sont mouvementées. Les festivals culturels se passent le relais presque sans discontinuer. Les rues regorgent de bars : un tous les 7 mètres dans la « rue de la soif », comme le vante même l’office du tourisme local.
Voilà comment nous, autrices et auteurs de ces lignes, appréhendions Rennes avant de nous y installer pour nos études supérieures. A force d’y vivre, nous avons appris à la connaître. Suffisamment pour comprendre que la ville bouillonne au-delà de son historique « rue de la soif ». La fête se déroule dans une multitude d’endroits, à l’image du foyer de l’école d’ingénieurs de l’Institut national des sciences appliquées (INSA), de l’Ubu, club à la programmation musicale pointue, ou de ces salles des fêtes qui accueillent des fest-noz, ces rassemblements où l’on danse sur des musiques bretonnes. Oui, la fête est diverse. Les pratiques évoluent. Les fêtards aussi. Nous, étudiants à Sciences Po Rennes, sommes partis en reportage au cœur de ces fêtes pour raconter une soirée rennaise presque ordinaire.
Ce jour de janvier, il est 21 heures. Une pellicule de pluie brille sur les pavés de la rue Saint-Michel, plus connue sous le nom de « rue de la soif ». La fameuse. Les fêtards arrivent. Nina, Jules et Alan se retrouvent au sous-sol de l’Annexe, un des troquets de l’artère. Perchés sur des tabourets face à leurs verres de mojito, ces étudiants en première année de droit, d’art du spectacle et d’anglais partagent leurs premiers pas dans la capitale bretonne. Anciens lycéens à Morlaix, une des trois sous-préfectures finistériennes, ils s’épanchent sur ce « sentiment de liberté » que leur procurent les nuits rennaises : « En soirée, tu n’as plus d’impératif. Tu fais ce que tu veux pour te changer les idées. »
Assis à quelques tables de là, Bryan, 22 ans, en connaît un rayon sur les fêtes estudiantines. Membre du bureau des élèves de la faculté des sciences économiques de l’université de Rennes, ce gaillard prépare la prochaine fiesta de l’établissement. Face à lui, ses amis pianotent sur leur ordinateur pour rassembler les différentes idées. Bryan insiste : « Dans le monde de la nuit, les bars sont importants. Ils servent à sociabiliser. Dans un amphithéâtre, il n’y a pas de musique, pas de lumière, pas d’amis avec qui partager une pinte. »

La « liberté », voilà aussi ce qu’Esther, Yanna et Maéva, la vingtaine, recherchent. Pour elles, ce soir, c’est fest-noz. Depuis plus d’une heure, elles transpirent sur le parquet de la salle des fêtes de Pacé, commune située dans la banlieue rennaise. Autour, quelque 750 autres danseurs de tout âge. Les kost ar c’hoad et les gavottes, danses traditionnelles, s’enchaînent sur la musique de Rozenn Talec et Yannig Noguet, deux incontournables de la scène traditionnelle bretonne. « Des amis se moquent parfois de nos soirées fest-noz. Ça leur semble vieillot. Nous, on adore se retrouver dans ces fêtes intergénérationnelles », s’enthousiasme Maéva. Yanna reprend : « Ici, on peut danser une heure, s’arrêter pour discuter avec des gens qu’on n’a pas vus depuis longtemps puis repartir sur le parquet. » Les trois femmes disent venir en soirée pour s’amuser. Rien d’autre. Dans leur bouche, il n’est jamais question de drague ou de séduction. Les relations amoureuses se construisent davantage dans le monde virtuel qu’en fest-noz ou dans une salle de concerts comme l’Ubu, ce club géré par l’association organisant le festival phare de la ville, les Trans Musicales.
Besoin de vivre-ensemble
Ce soir, l’Ubu propose une soirée intitulée « Fun ! Fun ! Fun ! ». En ouverture, l’artiste Digé Momo mixe sa lancinante musique électronique devant plusieurs centaines de personnes. Accoudée au comptoir du bar, Mia, 25 ans, rajuste ses lunettes roses pour observer les corps se déhancher les uns contre les autres. La musique tonne, alors cette étudiante aux Beaux-Arts crie pour se faire entendre : « Ma fête idéale ? La découverte d’artistes, l’écoute de bons sons, de la danse et… des amis. Faire la fête est une réponse à un besoin de faire communauté. Une soirée comme celle-ci permet le vivre-ensemble. » Mathieu, un de ses amis, DJ à ses heures perdues, abonde : « Des lieux comme l’Ubu rassemblent des gens qui partagent la même identité musicale et le même sens de la fête. » Il montre du doigt un homme à l’autre bout de la salle : « Lui, c’est un compagnon de soirée. Je l’ai rencontré dans une fête techno, on s’apprécie, pourtant on ne se voit qu’en soirée. »
La nuit est définitivement tombée sur Rennes. A l’autre bout de la ville, le foyer de l’INSA sort de sa torpeur. Ici, on dit « le Foy’ ». Depuis 23 heures, les élèves ingénieurs arrivent par vagues des résidences universitaires alentour, où des « before » se sont improvisés dans les parties communes des bâtiments. Tous passent devant le logo du Foy’ qui trône à l’entrée de cette salle en sous-sol aux murs décrépis. Depuis cinquante-six ans, ce lieu vit au rythme de la vie étudiante. Illuminé par des lumières stroboscopiques, le dance floor se remplit moins vite que le bar. Au-dessus du comptoir, des formules mathématiques indiquent le prix des bières. Comprenez : 2 euros le demi. « Les consommations sont beaucoup moins chères qu’ailleurs », vante Romain, 19 ans, président de l’association qui gère le Foy’. « Les étudiants aiment venir ici parce qu’on se connaît tous et qu’on loge à proximité. » Pas besoin de conduire une voiture, en somme. Yann-Mark, longiligne étudiant aux cheveux bouclés, répète d’ailleurs des messages de prévention sur la consommation abusive d’alcool au stand du club Amour trônant à l’entrée. Cette association distribue aussi protections hygiéniques, bouchons d’oreille, préservatifs, eau… Yann-Mark prévient : « Cette soirée est vécue comme une libération par beaucoup actuellement en postpartiels. »

Etudiantes en deuxième année à l’INSA, Agathe et Noémie font partie de ceux-là. Dans un coin du Foy’, elles observent leurs amis enchaîner des « jeux à boire ». Au programme : beer pong. De chaque côté d’une table, deux équipes se défient. Chacune tente de viser les gobelets remplis d’alcool de l’autre pour contraindre ses adversaires à boire. L’ivresse saisit rapidement les moins précis. Tandis que le jeu bat son plein, on évoque les violences sexistes et sexuelles avec Agathe et Noémie. Elles haussent les épaules : « On fait la fête principalement entre nous. Ici, l’ambiance est hyper safe. Dès qu’un mec est limite, il se fait virer. »
« Des personnes alcoolisées peuvent toujours dérailler, mais, en fest-noz, j’ai l’impression de ne jamais en avoir vu », reprend Florence, bénévole dans la salle de Pacé aux vitres désormais embuées. A ses côtés, Agnès opine. Selon une enquête réalisée par la mission régionale de lutte contre le sexisme dans les musiques actuelles en Bretagne, les dimensions communautaire et familiale des rassemblements participent néanmoins à la « silenciation » des agressions. Plus largement, les politiques publiques locales tentent de s’adapter aux risques de la fête. En 2015, le dispositif Noz’ambule, financé par la municipalité, a notamment pris le relais d’autres initiatives déjà en place, pour aller au contact des fêtards, les jeudis et les vendredis soir, autour de la rue Saint-Michel.
Tenir jusqu’à l’aube
Retour justement « rue de la soif ». Minuit passé, les jeunes s’y massent, des verres remplis de bière en main. Etudiante en droit, Nina n’aime pas cette foule. Assise dans un troquet, elle explique, de sa voix douce, sortir une fois par semaine, mais rarement dans cette bouillonnante rue piétonne récemment marquée par plusieurs violents faits divers. Nina se méfie : « “Rue de la soif”, il y a beaucoup de monde et plein de mecs relous. Je m’ouvre moins aux garçons parce que j’ai tendance à penser qu’ils ont des arrière-pensées. En boîte, je danse davantage avec une meuf qu’avec un gars, par exemple. » « Une soirée ratée ? C’est quand il y a des hommes ! », rigole Ninog, 20 ans, dans le fumoir de l’Annexe. A côté, Max et Maelane l’écoutent en tirant sur leurs cigarettes et relativisent. Ninog insiste : « S’il n’y avait pas de problème avec les hommes en soirée, je mettrais des talons et m’habillerais différemment. »

Bientôt 1 heure du matin au Baratin, un autre bar situé au centre de la rue Saint-Michel. Charifa, Emma et Valentin comprennent qu’il s’agit de leur ultime chance de commander un verre avant de partir en boîte de nuit. Le trio fréquente Le Baratin depuis leur arrivée dans la capitale bretonne, il y a sept ans. Ils se sont rencontrés au comptoir et y sont devenus amis. Valentin défend la « rue de la soif » pour son caractère « éclectique », mais la croit « sur le déclin ». Question de réputation, mais aussi de génération, selon lui : « Aujourd’hui, beaucoup préfèrent les soirées appart’ On s’y retrouve avec des gens qu’on aime, en petit comité. On chille ensemble. Dans un appart, on passe toujours une bonne soirée. » Quid de l’usage de drogue et d’alcool ? Les trois amis reconnaissent que la boisson tient une place importante dans leurs soirées. « L’alcool n’est pas indispensable. J’ai déjà fait sans. C’est aussi fun, à condition d’être bien entouré. L’alcool reste cependant un facilitateur », assume Emma. Les autres appuient : « L’ivresse permet de discuter de choses que l’on n’ose pas aborder sobre. »
Au Foy’ de l’INSA, la piste de danse est désormais bondée. La sono alterne des musiques populaires et des titres techno. Lorsque la chanson Balada, reprise par le Collectif Métissé, retentit, les étudiants chantent en chœur le refrain jusqu’à couvrir le son des enceintes. Romain, président du Foy’, aime cette euphorie. Il est 2 heures du matin et la nuit s’annonce encore longue. Trop, pour certains. Une flaque de vomi recouvre les marches de l’entrée de la salle. Après avoir usé ses semelles sur la piste, Adèle se ménage dans un coin du Foy’ pour « tenir » jusqu’à l’aube. Elle ne veut « rien louper » de ce qui alimentera demain les discussions du campus, comme ces fous rires de fin de soirée, les relations nées ou brisées au petit matin.
Eux aussi comptent « faire la fermeture ». Aurore, Estelle et Serge apprécient la prestation du dernier DJ programmé sur la scène de l’Ubu. Ces fanas de musiques électroniques, bénévoles dans plusieurs festivals, scrutent les mouvements désordonnés de la foule et savourent : « Ce soir, les gens sont dans la même vibe. On ressent une énergie unique et partagée. Ces émotions sont rares. » Aurore reprend : « Faire la fête ensemble, c’est vraiment le bonheur de lâcher prise. » Peu avant 6 heures, la musique s’arrête. La lumière se rallume. Ça rigole, ça titube. Il est désormais temps de rentrer. Dans quelques heures, d’autres fêtards repartiront en piste, ici ou ailleurs.
Cet article a été réalisé, dans le cadre d’un partenariat avec les Champs libres et Rennes Métropole, par des étudiants de Sciences Po Rennes, à l’occasion de la quatrième édition du festival Nos futurs, qui se déroule du 21 au 23 mars aux Champs libres, et dont Le Monde est partenaire.