Histoire d’une notion. Le 14 février, la relation transatlantique s’est fissurée à la suite de la violente diatribe du vice-président américain, J. D. Vance, contre les démocraties européennes à la Conférence de Munich sur la sécurité. Une dizaine de jours plus tard, la fracture s’est creusée quand les Etats-Unis se sont alliés à la Russie lors de votes à l’Organisation des Nations unies sur le conflit ukrainien. Elle a pris des proportions abyssales, le 2 avril, avec l’annonce, par l’administration américaine, de l’imposition de droits de douane « réciproques » à 185 pays, dont ceux de l’Union européenne.
Sur le plan des relations internationales, mais aussi sur les plans politique et économique, un océan a soudain séparé des partenaires pourtant étroitement unis depuis des décennies. Dans la faille tectonique ainsi ouverte, un doute s’est logé : si les Etats-Unis de Donald Trump sont toujours formellement liés par le traité de l’Atlantique Nord aux démocraties européennes, peuvent-ils encore être considérés comme leurs alliés ?
S’il préoccupe les opinions publiques et les responsables politiques européens, cet intrigant paradoxe repose sur une compréhension très fusionnelle de la notion d’alliés. Au cours de l’histoire, les rapprochements géopolitiques ont souvent été envisagés de manière plus minimaliste qu’aujourd’hui : l’alliance entre cités de la Grèce antique, appelée « symmachie » – du grec ancien sum (avec) et makos (combat) –, se limitait le plus souvent au domaine militaire et prenait presque toujours fin avec la disparition de la menace commune.
Dissymétrie
Dans l’Empire romain, la relation qui unissait Rome aux socii (équivalent du terme contemporain « alliés ») différait, elle aussi, de notre conception de l’alliance : tandis qu’elle unit aujourd’hui des Etats souverains, elle impliquait alors la domination de Rome sur ses voisins. « Cet ascendant teinte toute la conception romaine de l’alliance et lui donne un caractère profondément dissymétrique, explique Benoît Rossignol, professeur d’histoire ancienne à l’université d’Avignon. Ainsi, les alliés sont-ils tenus d’honorer leurs devoirs envers Rome, mais rares sont ceux qui ont le privilège de voir ces obligations explicitées par un traité d’alliance rédigé : les autres sont à la merci des exigences de l’Empire. » L’historien Paul Veyne (1930-2022) remarquait à ce titre, non sans ironie, que l’empereur romain n’avait ni homologues étrangers ni ministre des affaires étrangères : pour les Romains, « hors de Rome, il n’y a que des barbares ».
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