Mon père n’est pas venu voir ma rétrospective au Grand Palais [qui avait lieu à Paris, du 13 au 29 juin]. Il ne va d’ailleurs jamais dans aucun musée. Il m’a dit un jour : « Pourquoi tu veux que je regarde les musées, quand eux ne me regardent pas ? » Dans le fond, il a raison, et j’aurais tort de l’enfermer dans un musée d’histoire de l’immigration. Je me souviens qu’un jour lui qui balbutie le français m’a dit cette chose étonnante : « Pourquoi on dit langue maternelle, et non pas langue paternelle ? » Je n’ai pas su quoi répondre.
De mon travail, il ne sait pas grand-chose. Un jour, le livre que j’ai écrit sur la mort de maman, Finir en beauté [Les Solitaires intempestifs, 2015], est arrivé à la maison et, quand il a regardé la dédicace, « A Yamna », il a refermé le livre en disant : « De toute façon, y en a que pour ta mère dans cette maison. » Il n’avait pas tort.
Mais quand je songe à notre vieille Renault 12, c’est à lui que je pense. La voiture, seule chose dont il était propriétaire, c’était lui. Dans la voiture, il avait le sentiment d’être quelqu’un et de retrouver un peu de la dignité dont on l’a privé à son arrivée en France, dans les années 1970. Puis, inlassablement, chaque été, nous reprenions la route du bled. C’était un rituel puissant, un des rares moments où nous avions le sentiment de vivre une aventure collective. Certains nous voyaient comme des hordes de barbares agglutinés le long des autoroutes, quand nous avions le sentiment d’être libres et heureux, et ça n’avait pas de prix.
Finalement, ces voitures ont été pendant des décennies les traits d’union entre les deux rives de la Méditerranée, entre deux cultures, deux langues. Mon père a aujourd’hui plus de 70 ans. Sa génération va disparaître, et il ne restera d’elle que ces carcasses qui constituent un patrimoine industriel émouvant.
Deuxième langue la plus parlée en France
Je vais hériter de sa Renault 12 et de quelques bribes d’arabe. J’ai un peu honte de ne pas savoir le parler, tout comme j’avais un peu honte quand mon père nous parlait, publiquement, en arabe. Allez savoir pourquoi, dans les jardins d’enfants, lorsqu’on entend des parents parler anglais ou allemand à leurs enfants, on trouve ça délicat. Mais dès que l’arabe résonne, c’est une tout autre musique sinistre qui l’accompagne. Celle du mépris pour notre langue, et pour celles et ceux qui en sont les véhicules, nous les Arabes.
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