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« Le petit chat est mort. » Cette réplique d’Agnès a volé la vedette à un vers moins fameux, mais plus vénéneux de L’Ecole des femmes : « Je vous épouse, Agnès. » Acte III, scène 2 : la messe est dite, Arnolphe a parlé. Ce tuteur autoproclamé d’une enfant de 4 ans, cloîtrée entre les murs d’un couvent jusqu’à ce qu’il l’en sorte pour l’enfermer chez lui, ce barbon sûr de lui endosse, d’une phrase, d’une seule, les habits du mari. Arnolphe a 40 ans, et Agnès 17. Peu lui importe : sa petite protégée a été éduquée pour devenir une idiote qui ne le cocufiera pas. Cette comédie de Molière passerait-elle sans encombre sous les radars des combats actuels contre les violences sexistes et sexuelles ?
Qu’on se rassure. La tentative de prédation sera déjouée par une postadolescente qui se révélera moins sotte que ne le supposait son geôlier. On peut même lire la pièce comme le récit d’une émancipation féminine, sexuelle et intellectuelle, qui a, du reste, déclenché, en son temps, une interminable querelle dont l’auteur a su se défendre avec un talent de grand communicant.
Que se passe-t-il le 26 décembre 1662, lorsque Jean-Baptiste Poquelin donne ses cinq actes versifiés devant un Louis XIV hilare, dit-on, « jusqu’à s’en tenir les côtes ». Trop de rires, justement, de la part de Son Altesse. Ce succès déplaît aux frères Pierre et Thomas Corneille, à la troupe concurrente de l’hôtel de Bourgogne, et enfin aux dévots, furieux d’entendre, ânonnées par Agnès, des maximes du mariage parodiant, selon eux, les préceptes religieux. A mesure qu’elles montent en puissance, les critiques volent de plus en plus bas. Un comédien, Montfleury, envoie une requête au roi où (rapporte Racine dans une lettre à son ami Le Vasseur) il accuse le dramaturge d’avoir « épousé la fille et d’avoir autrefois couché avec la mère ». Molière vient en effet de se marier avec Armande, la fille de son ancienne compagne Madeleine Béjart.
La querelle littéraire vire à la calomnie, on hurle au plagiat, à l’indécence, à l’impiété. Des feux de paille, relativisait toutefois l’historien Georges Forestier (1951-2024), spécialiste de l’œuvre, pour qui Molière, seul, a créé l’esclandre en provoquant frondeurs et censeurs. En réponse à ses détracteurs, il écrit La Critique de l’école des femmes, puis L’Impromptu de Versailles. Ce fin stratège sait souffler sur les braises. La cabale porte ses fruits : l’envol d’Agnès vers la liberté, hors des griffes d’Arnolphe, est un pavé projeté sur le patriarcat. D’autant qu’au XVIIe siècle, on ne plaisante pas avec la toute-puissance masculine.
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