Ne faisons pas l’impasse sur la face obscure de Roger Caillois, son côté diabolique. Le 20 janvier 1972, l’écrivain s’apprête à faire son discours de réception à l’Académie française quand, soudain, le quai Conti se retrouve plongé dans l’obscurité. Sous la Coupole, il n’y a plus d’électricité. « On apporta de grands flambeaux portant de nombreuses bougies allumées », se souvint Jacqueline de Romilly (1913-2010) ; Caillois apparut alors avec « un visage indistinct et fantomatique » ; il semblait, dans cette étrange obscurité, « une ombre noire au regard brillant ».
Salve Satana !
La panne académique n’a rien d’un mauvais présage pour cet intellectuel épris des bizarreries du réel. L’éclectisme de Caillois, sévère agrégé de grammaire, phénoménologue de l’imagination, mythologue sans illusions, litholatre absolu et poète, a de quoi faire sauter quelques plombs institutionnels.
Nulle incongruité, non plus, dans son aspect infernal : à la fin des années 1930, au sein du Collège de sociologie, le très jeune Caillois se revendique « luciférien », en opposition au « satanisme » de Georges Bataille. Il entend par là une posture de conquête, d’ordre et d’autorité sacrée à l’opposé du débordement pulsionnel, mélancolique et stérile de Satan.
L’apprenti sorcier
Certains de ses écrits, d’ailleurs, sentent le soufre. Notamment Le Vent d’hiver (1938), un article dans lequel il loue les forts, l’élite et se propose d’éliminer les misérables. Alors que l’Europe a sombré dans le fascisme, cette prose puérile, ivre d’idées nietzschéennes approximatives, a quelque chose d’effrayant. Sa biographe, Odile Felgine, rappelle, néanmoins, qu’il fut constamment antifasciste, jamais antisémite ni raciste. Dans ce texte, elle voit l’inexcusable emportement d’un jeune normalien jouant à l’apprenti sorcier avec des idées qui le dépassent. Le chantre « luciférien » de la maîtrise avait encore quelque progrès à faire dans l’expression de sa quête d’une totalité sans totalitarisme, de sa déception face à une social-démocratie trop peu « sacerdotale » à son goût.
Dans les années 1950, Caillois se querelle avec Lévi-Strauss. Là encore, il manipule des idées inflammables dont la dangerosité semble lui échapper. Indigné de voir des intellectuels dénigrer, selon lui, la culture occidentale, il prend leur contrepied de manière excessivement ambiguë et caricaturale. Aimé Césaire le clouera au pilori dans son Discours sur le colonialisme (1950). Et, pourtant, Caillois était totalement anticolonialiste et passionné par les cultures non occidentales.
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