Comment nommer les groupes de sœurs que forment Virginia Woolf et Vanessa Bell, Serena et Venus Williams, Simone et Hélène de Beauvoir ou Jane et Paulette Nardal ? La langue française, aussi riche soit-elle, manque d’un mot pour désigner les clans de filles et de femmes du même sang. Partant de cette lacune terminologique, Blanche Leridon, enseignante à Sciences Po, livre, à travers Le Château de mes sœurs. Des Brontë aux Kardashian, enquête sur les fratries féminines, un essai stimulant qui détaille la manière dont les multiples « préjugés attachés au féminin et aux sœurs » ont entériné l’idée que nommer la fratrie au féminin serait une entreprise dérisoire.
L’un des principaux ressorts de ce mot manquant est « l’aversion pour le féminin pluriel » dont l’autrice commence par rappeler les soubassements historiques. Depuis l’instauration de la patrilinéarité comme système de filiation privilégié, soit depuis la fin du XIVe siècle au moins, « les filles sont perçues comme d’encombrantes charges improductives, destinées à vivre dans un autre foyer et lestées du lourd poids de leur dot ».
Chiffres et études à l’appui, Blanche Leridon analyse la survivance de la préférence masculine dans certains pays parmi lesquels la Chine, l’Inde et l’Arménie, où mettre au monde des filles reste perçu comme un échec.
Sœurs parfaites, rivales ou maléfiques
Dans nos sociétés occidentales, l’expérience sororale est conditionnée par « une perpétuation de clichés » largement relayés dans la culture populaire. Les Petites Filles modèles de la comtesse de Ségur, sorcières de la série Charmed, sœurs tout droit sorties du théâtre de Tchekhov ou de la télé-réalité des Kardashian, parmi d’autres, sont intelligemment passées au crible d’une analyse critique et sourcée. Sœurs parfaites, rivales ou maléfiques : l’autrice débusque ces trois archétypes et raconte comment ces représentations se sont révélées limitantes pour elle et ses aînées, une fois atteint l’âge adulte.
S’opposant à l’injonction sociale voulant que les groupes de sœurs se dissolvent à la sortie de l’adolescence pour faire famille autrement, Blanche Leridon incite à explorer toutes les « possibilités créatrices, et même subversives, de la sororité ». Comme le Mouvement de libération des femmes le revendiquait déjà dans les années 1970, elle démontre que « faire sœur » est un acte politique. D’après elle, « en érigeant les sœurs en modèle, on ne consent pas au système [patriarcal] : on l’atomise de l’intérieur ». L’essayiste analyse aussi comment, souvent décrédibilisée au motif d’une rivalité prétendument consubstantielle au genre féminin, la solidarité féminine s’est de nouveau imposée à la société avec le mouvement #metoo, dans l’unisson de multiples « Moi aussi ».
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