C’est un concept qui séduit sur le papier, et se révèle, la plupart du temps, décevant, voire erroné. Pas cette fois-ci. En convoquant la figure de l’Héroïne via le truchement d’un triptyque de courts ouvrages lyriques (dont un oratorio) – Sancta Susanna, de Paul Hindemith, Le Château de Barbe-Bleue, de Bela Bartok, La Danse des morts, d’Arthur Honegger –, le directeur artistique de l’Opéra national de Lorraine, Matthieu Dussouillez, frappe fort, assurant à son début de saison, dont la thématique s’enroule autour de l’interdit et de son dépassement, une réussite à la hauteur de la prise de risque.
De la religieuse blasphématoire, brûlant de désir charnel pour le Christ (Sancta Susanna), emmurée vivante par ses compagnes, à la jeune épousée (Judith) s’acharnant à l’ouverture des sept portes interdites de Barbe-Bleue, dût-elle en mourir, jusqu’à la vieille revenante Catherine (Claire Wauthion en récitante) convoquant avec une rage grinçante et un humour macabre la jubilatoire résurrection des morts.
A 37 ans, le metteur en scène britannique Anthony Almeida, récipiendaire du European Opera Directing Prize en 2022, fait des premiers pas remarqués sur la scène lyrique française. Un travail sensible et rigoureux, résolument ancré dans la musique, qui déploie, au fil des trois œuvres (un peu à la manière d’un retable), le destin d’une femme à travers les âges – éveil érotique, quête absolue de la vérité, renaissance ultime, cette fois par la féminisation d’un rôle, moyennant l’aval des ayants droit du compositeur.
Surélevée sur une tournette, une étouffante boîte noire vide, mimétique de l’enfermement psychique de Sancta Susanna, se transformera, pour Le Château de Barbe-Bleue, en un vaste cube grillagé sur deux faces. C’est délesté de ses limites que le plateau ouvert et nu révélera le tumulus funéraire d’où sortiront les trépassés, conviés à La Danse des morts.
Cohérence et équilibre
Le noir domine. Les habits des religieuses, le sombre domaine de Barbe-Bleue, puis les ténèbres de la fin du monde. Les lumières sont superbes, découpant et démultipliant les silhouettes, projetant des fantasmagories, des mondes invisibles. On se souviendra longtemps de ce Barbe-Bleue dansant, seul, au bord du vide, cependant que chaque tour de clé le sépare de celle qu’il aime et l’enferme davantage dans une inexpugnable solitude. Cette danse, écrite dans la musique de Bartok, nous la voyons transcrite scéniquement pour la première fois.
Passionnante sur le plateau, la réalisation ne l’est pas moins dans la fosse, où l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, sous la direction magistrale de Sora Elisabeth Lee, s’avère un solide vecteur dramaturgique. Que ce soit dans les puissantes montées d’angoisse de Sancta Susanna (lascivité des violoncelles, enlacement des vents, simili échos d’orgue), le thriller amoureux du Château de Barbe-Bleue (l’orchestre, tour à tour mystérieux et rutilant, inquiétant ou martial, révélera chacun des contenus cachés derrière les portes sans que rien ne soit visible sur scène), ou dans la spatialisation du chœur de La Danse des morts psalmodiant le livret de Paul Claudel dans un joyeux mélange de textes bibliques et de chansons révolutionnaires (Sur le pont d’Avignon, La Carmagnole, Nous n’irons plus au bois).
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