Professeur associé à l’université de Tokyo, Kohei Saito vient de publier en France Moins ! La décroissance est une philosophie (Seuil, 352 pages, 23 euros) et explique dans un entretien au Monde comment mobiliser Marx pour entrer dans une société décarbonée.
Dans quelle mesure la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima, en 2011, a-t-elle contribué à votre prise de conscience écologique ?
En 2005, je suis entré à l’université de Tokyo pour étudier la façon dont la structure du capitalisme fabriquait des inégalités, à la lumière des analyses de Marx et des philosophes socialistes. En 2008, la crise financière a frappé le monde entier, mais l’écologie n’était pas encore entrée dans les débats.
Pour étudier de manière plus approfondie les œuvres de Marx, j’ai rejoint Berlin en 2011, l’année de la catastrophe nucléaire. J’ai alors compris que Fukushima produisait de l’électricité pour Tokyo et que les habitants pauvres de cette ville côtière assumaient les risques pour les populations privilégiés des centres urbains.
Ce que Marx avait théorisé en termes d’antagonisme entre ville et campagne se vérifiait : notre modèle de développement ne cesse de créer des externalités. La périphérie, qu’elle soit rurale ou coloniale, soutient l’approvisionnement et l’enrichissement du centre.
C’est le moment où j’ai éprouvé les limites de mon optimisme technologique. J’ai aussi commencé à mener une lecture plus critique de Marx, qui assurait que le déploiement des forces productives, fondé sur la domination de la nature, conduirait à l’émancipation de l’humanité.
Quelle a été votre impression lorsque vous êtes tombé sur ces « notes écologiques » de Marx ?
Celle de faire une grande découverte. J’avais rejoint un projet international de réédition intégrale des textes de Karl Marx et de Friedrich Engels, appelé MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe), qui fait plus de cent volumes. J’ai pu avoir accès à des brouillons de lettres et des notes de recherches préparatoires au volume III du Capital.
J’ai remarqué que Marx portait son attention sur les sols épuisés, les changements climatiques locaux, l’extinction des espèces et la déforestation, qu’il lisait les travaux de scientifiques sur l’agriculture spoliatrice et que sa confiance dans la technologie et les forces de production était, à la fin de sa vie, bien moins flamboyante qu’au début.
Le capitalisme n’était plus considéré uniquement comme un pas vers le communisme, mais davantage comme la destruction de la force vitale de la nature. C’est ainsi que j’ai découvert des outils pour comprendre la crise environnementale de l’anthropocène. Ce Marx écologiste peut nous aider à penser la relation entre capitalisme et changement climatique, et imaginer un avenir postcapitaliste.
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