Initiative piscicole
L’été, d’éphémères fontaines crachotent dans les rues de Brooklyn. A Bedford-Stuyvesant (dit « Bed-Stuy »), ce quartier historiquement afro-américain, les habitants ont pris l’habitude de dévisser les bouches d’incendie pour se rafraîchir lors des fortes chaleurs. Depuis le 3 août, la fuite de l’une de ces bornes alimente une flaque formée dans le creux d’un trottoir défoncé. Là, une centaine de poissons rouges ondulent timidement, entre coquillages et nénuphars en plastique. « Voici la mare la plus connue de la ville, et même des Etats-Unis », s’emballe Gavin, 35 ans, natif du coin. L’homme, sans emploi, qui n’a pas souhaité communiquer son nom de famille, est à l’origine du projet : « L’idée était de rassembler les voisins et d’embellir le quartier. »
Rencontres au fil de l’eau
Du Texas à la Grande-Bretagne, du Venezuela au Japon… Les touristes viennent désormais jusqu’à Bed-Stuy pour découvrir ce bassin improvisé, déjà recensé par Google Maps, dont les images tournent en boucle sur Internet. Sur place, les curieux échangent quelques mots avec des gens à qui ils n’auraient jamais parlé autrement. Mules aux pieds et café latte à la main, Ana Tuazon, écrivaine new-yorkaise, vient régulièrement se recueillir devant la flaque et converser avec les passants. « Dans un endroit aussi stressant et bondé que New York, cette installation fantaisiste est un élément fédérateur », observe-t-elle.
Conflit marécageux
Mais l’idée de Gavin ne plaît pas à tout le monde. Le matin du 8 août, deux voisins, Max David, 32 ans, et Emily Campbell, 29 ans, ont repêché une vingtaine de poissons, craignant pour leur survie. « J’ai conscience de l’aspect visuel de la situation : une Blanche nouvellement arrivée [à Bed-Stuy] qui chapitre un Noir plus âgé, mais j’ai du mal avec la cruauté animale », s’est défendue Emily sur le réseau social Reddit. Certains internautes y voient l’illustration des tensions socio-raciales qui agitent cet arrondissement en pleine gentrification. Le 9 août, le New York Times s’est emparé de l’affaire et parle d’« un conflit de quartier qui s’est propagé bien au-delà de son point d’origine », dépassant l’opposition entre protecteurs de la mare et défenseurs des animaux.
Gardiens de bassin
Assis sur des chaises pliantes, Gavin et une dizaine d’amis d’enfance gardent farouchement la mare. Armés d’un joint ou d’une barquette de frites, ils s’y relaient tous les jours, parfois aussi la nuit. Aux marmots du quartier émerveillés devant cet aquarium qu’ils n’ont pas chez eux, les sentinelles distribuent des sucettes. Et espèrent, comme eux, pérenniser le bassin. « On attend le feu vert de la mairie, mais on aimerait acheter l’équipement et les matériaux nécessaires pour installer les poissons pour de bon », fantasme Gavin. Et quand l’hiver viendra, quand la pluie menacera de faire déborder la vasque ? « On prendra soin d’eux, on sera toujours là. »