Il y a trente ans, Rirkrit Tiravanija s’est fait connaître comme artiste en cuisinant des pad thaïs durant ses vernissages. Aujourd’hui, cette évocation peut surprendre tous ceux qui n’ont pas connu la scène artistique des décennies 1990 et 2000. Né en Argentine, élevé en Thaïlande, le plasticien commençait alors ses tours de la planète, devenant une figure essentielle de cet art nomade et de ce monde globalisé en lequel tous les espoirs étaient alors mis. C’était il y a trente ans, cela semble mille en effet ressenti, quand on visite sa rétrospective orchestrée à LUMA. La fondation arlésienne signe-t-elle avec lui l’acte de décès des utopies qui ont porté la scène artistique à l’aube du troisième millénaire ?
Le brillant théoricien Nicolas Bourriaud s’était fait le porte-parole de cette génération montante, fédérant un groupe d’artistes autour de la notion, qu’il inventait, d’« esthétique relationnelle ». « Une œuvre peut fonctionner comme un dispositif relationnel comportant un certain degré d’aléatoire, une machine à provoquer des rencontres individuelles ou collectives », proposait-il. Mettre en scène la rencontre, susciter des instants, célébrer l’être ensemble, plutôt que produire à tout-va des objets de consommation à destination des collectionneurs : en ce temps-là, il ne s’agissait que de cela. Plein d’optimisme en ce renouveau, Bourriaud ne manquait pas de s’interroger : « Quel avenir pour le marché de l’art dans un contexte de production d’œuvres à caractère non marchand ? » Trente ans après, il faut le reconnaître : le marché a gagné. Et, avec lui, l’objet.
Car d’objets, la rétrospective de Tiravanija est tristement pleine. Ses fameux pad thaïs qui attiraient la jet-set internationale se retrouvent sous cloche : reliefs sans relief de ces conceptuelles agapes, ils tournent aux gadgets en plastique, dans lesquels sont plantées deux baguettes, à la façon des pires vitrines de gargotes asiatiques. Sous glace, une serviette, des baskets, une Cocotte-Minute : elles ont servi sans doute à de rocambolesques performances, mais ne sont plus aujourd’hui que fétiches sans vie. Nulle vidéo ne parvient à restituer l’indéniable grâce de ces moments de rencontre.
Pâles copies
Pourtant, l’artiste reste convaincu de leur nécessité, comme il nous le raconte au sein de la reconstitution du café turc qu’il avait installé au cœur du KW, centre d’art berlinois, en 1993, pour dénoncer « les agressions xénophobes dont était victime cette communauté, et le mépris des lieux de culture allemands envers elle ». « Nous sommes assis ici, autour d’un café. Il s’agit d’un temps partagé, dans un espace précis. Ce que je veux, avec mes œuvres, c’est que les spectateurs soient attentifs à ce moment partagé. Qu’ils essaient de prendre le temps et de l’apprécier. Ces moments sont extrêmement importants pour comprendre l’autre, en apprécier la singularité. »
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