Patrick Modiano ne pouvait pas faire l’impasse sur le Rosebud. Dans sa jeunesse, l’auteur venait dans ce bar de nuit du 14e arrondissement de Paris, aux rideaux toujours tirés et au comptoir boisé. Devenu l’écrivain de la mélancolie, il a consacré quelques lignes à l’ambiance de ces rues, entre la gare et le cimetière du Montparnasse. « Dans mon souvenir, la pluie y tombe souvent, alors que d’autres quartiers de Paris, je les vois toujours en été quand j’y rêve », écrit-il dans L’Herbe des nuits (Gallimard, 2012). Dans Fleurs de ruine (Seuil, 1991), il avait déjà raconté que ce coin de la rive gauche lui avait toujours semblé « un quartier qui se survivait à lui-même et qui pourrissait doucement, loin de Paris. » Et, au milieu, le Rosebud, où un personnage mystérieux emmène le narrateur en lui disant : « C’est sympathique, ici… »
Rosebud, « bouton de rose », en anglais. C’est en hommage à ce mot prononcé en mourant par le héros de Citizen Kane (1941) que le bar a été nommé à son ouverture, en 1962. Dans le film d’Orson Welles, un journaliste enquête sur le sens que le milliardaire reclus dans son palais donnait à ce mot. Le spectateur comprendra qu’il s’agissait d’un souvenir d’enfance. Pour les cinéphiles, le terme est devenu synonyme d’un bonheur enfui. Et, par une douce ironie, ce bar du 14e, dont personne ne sait si Orson Welles l’a fréquenté lors d’un de ses passages à Paris, est lui aussi un Rosebud.
C’est le souvenir des fantômes de Paris, d’un bout de la capitale qui n’est pas celui de la série pétrie de clichés Emily in Paris, d’une époque où on pouvait, dans ce tout petit lieu, se retrouver attablé à côté de Samuel Beckett, de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ou de Marguerite Duras. C’est le goût des spiritueux oubliés, servis par des garçons de café en veste blanche et aux mille vies passées, malfrats ou jeunes premiers. C’est la sensation de la peau contre le Skaï, les ampoules qui grésillent et les rencontres avec un inconnu qui griffonne son numéro de téléphone sur une pochette d’allumettes.
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