« Ann d’Angleterre », de Julia Deck, Seuil, 256 p., 20 €, numérique 15 €.
Tout commence par un mauvais pressentiment qui ne dit pas son nom. « On y pense ou on n’y pense pas. J’y pense depuis trente ans », confie Julia Deck à la première ligne de son nouveau livre, sur un ton qu’on ne lui connaît pas, coulé dans un texte autobiographique, alors que ses cinq précédents livres, parus aux Editions de Minuit (dont Viviane Elisabeth Fauville, Propriété privée et Monument national, 2012, 2019 et 2022), étaient tous des fictions – corrosives, drôles et inventives.
Avant même de connaître le sujet de ce livre (dont le titre, Ann d’Angleterre, pourrait mettre le lecteur sur la fausse piste d’un roman historique), on devine que quelque chose de grave s’est passé dans l’existence de l’autrice.
L’événement à l’origine de cette bifurcation littéraire radicale, c’est une « catastrophe » arrivée à Julia Deck en avril 2022. Alors qu’elle rend visite à Ann, sa mère de 84 ans, dans son appartement parisien, elle découvre son corps inanimé dans la salle de bains. Victime d’un accident cérébral, cette femme a passé vingt-huit heures toute seule, « gisant sur carrelage ». Aux urgences, le diagnostic médical est sans appel : hémorragie cérébrale, paralysie du côté droit. On lui annonce que « le cerveau va progressivement se noyer dans le sang, enfler à l’intérieur de la boîte crânienne jusqu’à provoquer la mort. »
Deux récits alternés
Un tel drame ravive des souvenirs très anciens et bloque toute projection dans l’avenir. C’est en écrivaine que Julia Deck a décidé d’affronter ces bouleversements pour leur trouver une forme et les relier, à partir de deux récits alternés qui se font écho d’un bout à l’autre du livre.
L’histoire se raconte d’abord au présent, terrain miné par le choc. D’emblée, Julia Deck comprend que cette catastrophe arrivée à sa mère, « par dominos », est aussi devenue la sienne. « C’est l’ordinaire des mères et des filles enchaînées par un cordon d’acier. » En s’en tenant strictement aux faits, l’autrice, engagée elle aussi dans ce drame, décrit le périple hospitalier enduré par sa mère, transportée d’un service à un autre : urgences, médecine aiguë, soins de suite où sa chambre « ressemble à une tombe ». L’hôpital vu par Deck est un monde parallèle où les internes « gèrent le flux » et font « tourner les lits ». Si le pronostic vital de la malade n’est finalement pas engagé, certaines séquelles semblent cependant irrémédiables : la mère de l’écrivaine est en train de perdre la mémoire des mots.
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