L’artiste espagnole Angelica Liddell convoque l’esprit d’Ingmar Bergman dans la Cour d’honneur du palais des Papes avec un spectacle qui rejoue les funérailles du réalisateur suédois.
Pourquoi avoir répété une partie de votre spectacle, « Dämon. El funeral de Bergman », à Stockholm, au théâtre Dramaten, que dirigeait Ingmar Bergman ?
Je devais me laisser affecter par ce grand démon qu’était Bergman et me rendre à Stockholm, dans ses murs, pour être à l’écoute de son esprit. J’ai ressenti une émotion extrême en travaillant au Dramaten, en parcourant les corridors, les loges. Comme Andreï Tarkovski, Bergman est une figure tutélaire à l’ombre de laquelle j’ai grandi. Etre chez lui, dans son théâtre, a influé sur mes états d’âme. Nous allons dans la Cour d’honneur pour célébrer ses funérailles. Il en avait lui-même écrit le scénario, qui figure dans son testament. Il avait demandé à un artisan de lui construire le même cercueil que celui de Jean Paul II. Son enterrement était pauvre, élémentaire, sans vanité. Il haïssait le sentimentalisme et ne voulait pas de beaux discours.
Est-ce un hasard si la pièce arrive après deux précédents spectacles consacrés à la mort de vos parents ?
Depuis leur décès, je regarde tout autrement. Je suis dans un temps de funérailles. Et peut-être en train de faire mes adieux, car j’ai en moi la tentation de disparaître du plateau. Mettre en scène l’enterrement de Bergman, c’est ma façon de comprendre ma terreur face à la perte et face à la vie, même si la nécessité de représenter la mort veut dire que l’art est plus important que tout.
La scène est-elle l’endroit où vous venez tuer une part de vous-même pour mieux vous réinventer ?
C’est le lieu où je peux me suicider une fois, deux fois, trois fois et puis renaître sans cesse dans un cycle infini. Je suis une suicidaire sans suicide. Je suis lâche et peureuse dans la vie, et cela me contraint à me montrer courageuse et brave au théâtre. Le plateau est le seul endroit où je prends des risques. J’y habite la folie mais, derrière une forme de démence maîtrisée, il y a toujours, chez moi, une réflexion sur l’art. Défendre l’art, c’est passer par un état de destruction et une volonté d’anéantissement. Pour Tarkovski, être confronté à une menace totale d’extinction permet d’entrer en dialogue avec soi-même. Quant à Bergman, il disait que ses démons intérieurs tiraient des chars de combat.
La seule façon de survivre, lorsqu’on vit avec ses démons, c’est de se mettre au travail. Nous ne sommes pas faits pour la vie. Nous sommes de pauvres gens qui doivent assumer leur humaine condition. L’instinct de rébellion qui m’anime depuis que je suis enfant se manifestera dans Dämon. Mais au fur et à mesure de la représentation, j’irai vers la compassion, c’est-à-dire vers la reconnaissance et l’acceptation de cet acte manqué que sont les êtres humains. Les gradins de la Cour qui incarnent le monde m’indiquent ce chemin de compassion. Sans doute ai-je en moi quelque chose de l’ordre du repentir, l’envie d’être pardonnée, le désir de mourir en paix. Il m’arrive d’imaginer que je suis en train de jouer et que quelqu’un tire sur moi et me tue. Mais je ne veux pas mourir sur scène. Je préférerais mourir dans mon lit.
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