La somme est imprimée à la une des journaux du Sénégal, martelée sur les ondes. Ce sont 125 milliards de francs CFA, soit 190 millions d’euros, qui seraient concernés par une affaire sur laquelle enquête le Pool judiciaire financier. L’investigation, déclenchée, selon le parquet, à la suite d’un rapport de la Cellule nationale de traitement des informations financières, chargée de surveiller les mouvements financiers suspects, porte sur des faits présumés de blanchiment de capitaux, d’escroquerie sur les deniers publics, de corruption, de trafic d’influence et d’abus de biens sociaux.
Au cœur du dossier, on retrouve cité Mouhamadou Ngom, plus connu sous le nom de Farba Ngom, député de l’Alliance pour la République, le parti au pouvoir il y a encore un an. Descendant d’une lignée de griots, il est devenu celui de l’ancien président Macky Sall, dont il est dit très proche. Dans sa région de Matam, c’est un homme puissant qui a su à résister à la vague électorale du parti Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), arrivé vainqueur aux derniers scrutins présidentiel et législatif.
Pour ses conseils et camarades, l’affaire est entendue : le nouveau pouvoir cherche à utiliser le bras judiciaire pour se débarrasser d’un opposant. Ils en veulent pour preuve qu’en novembre 2024, lors de la campagne pour les législatives, le premier ministre Ousmane Sonko accusait, sans le nommer, Farba Ngom de pratiques véreuses et assénait que « ce sera la dernière élection au Sénégal à laquelle il prendra part ». « Farba Ngom ne sait même pas de quoi il est soupçonné. Une instruction est-elle seulement ouverte ? Tout ce dont on dispose, ce sont des on-dit sur des rapports administratifs », rétorque son avocat, El Hadj Diouf.
Levées d’immunités parlementaires
Le 24 janvier, sur demande du ministre de la justice, l’Assemblée nationale, dominée par le Pastef, a voté la levée de l’immunité parlementaire de Farba Ngom. Les élus de l’Alliance pour la République ont boycotté le vote et claqué la porte de l’hémicycle. Depuis, la tension est palpable dans la classe politique. La formation Nouvelle responsabilité a annoncé, mardi 4 février, avoir appris l’existence d’une demande de levée de l’immunité parlementaire de son leader, l’ancien premier ministre et rival malheureux de Bassirou Diomaye Faye à la présidentielle, Amadou Ba.
La presse sénégalaise a également publié des articles selon lesquels l’ex-ministre de l’industrie, Moustapha Diop, pourrait lui aussi voir son immunité levée après que son nom soit apparu dans le dossier d’une inspectrice du Trésor, placée sous mandat de dépôt pour des détournements de fonds, ayant assuré aux enquêteurs lui avoir versé de l’argent.
Durant l’été 2024, dans la foulée de l’arrivée aux affaires du Pastef, plusieurs cadres du pouvoir sortant s’étaient plaints d’avoir été interdits de quitter le territoire. Lat Diop, ancien ministre des sports, était de ceux-là. Depuis septembre, il est maintenu en détention provisoire dans le cadre d’une instruction sur un détournement présumé de deniers publics en sa qualité d’ancien patron de la Loterie nationale sénégalaise. Lat Diop aura été un des premiers hommes politiques à faire connaissance avec les équipes du nouveau Pool judiciaire financier.
La « reddition des comptes » applaudie
Toutefois, depuis son installation en septembre 2024, le service, qui a annoncé en janvier 2025 avoir déjà saisi 2,5 milliards de francs CFA, procédé à 162 arrestations et transmis 87 dossiers à l’instruction, est accusé, comme la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI) qu’il a remplacée, de servir les intérêts du pouvoir au nom de la lutte contre la corruption.
La nouvelle juridiction permet pourtant les appels et, à l’inverse de la CREI, les accusés sont désormais présumés innocents. « L’affaire Karim Wade pèse dans les mémoires », souligne Daouda Mine, ex-journaliste judiciaire à Télé Futurs Médias, désormais responsable de la communication du Crédit Mutuel du Sénégal. Le leader politique et fils de l’ancien président Abdoulaye Wade (2000-2012) avait été reconnu coupable d’enrichissement illicite en 2015, « à la faveur d’un procès très controversé, perçu comme une manœuvre politique par beaucoup ».
Depuis l’arrivée aux affaires du Pastef, les nouveaux dirigeants du pays sont attendus sur le sujet de la délinquance financière. Le premier ministre et fondateur du parti, Ousmane Sonko, est un ancien inspecteur des impôts, tout comme son camarade, l’actuel président Bassirou Diomaye Faye. Leurs soutiens applaudissent la « reddition des comptes » et le combat contre la prévarication.
« Les contrôles sont plus réguliers »
Les autorités sauront-elles toutefois répondre à la demande qu’elles ont encouragé ? « Le Sénégal est officiellement entré dans l’ère de la tolérance zéro en matière de malversations financières et de pratiques corruptrices », déclarait Ousmane Sonko, le 20 janvier, lors de la clôture de la Conférence des administrateurs et manageurs publics. L’ancien procureur de la CREI, aujourd’hui député du Pastef, Alioune Ndao, constate ainsi que « depuis plusieurs mois, les contrôles dans les entreprises et agences publiques sont plus réguliers. Auparavant, beaucoup de contrôles s’opéraient après de grandes opérations, ou à la fin de mandats… L’idée est d’intervenir constamment ».
La vigilance de la société civile s’est aussi renforcée. En octobre 2024, après que le président Bassirou Diomaye Faye ait nommé par décret un nouveau directeur général à la tête de l’Autorité de régulation de la commande publique, un outil essentiel de lutte contre les malversations, le président de l’association Forum civil et figure de la lutte contre la corruption, Birahime Seck, l’avait interpellé : « Le recrutement doit se faire par appel à candidature, y déroger peut mettre en pièces la bonne gouvernance de la commande publique. »
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Alioune Ndao reconnaît qu’il reste du travail pour assurer l’indépendance des différents organes chargés d’alerter le Pool judiciaire financier. « L’Inspection générale d’Etat et l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption sont logés à la présidence. En termes d’indépendance, ça n’est pas tenable », dit-il, préconisant une plus grande autonomie des instruments de surveillance et de répression, afin de préserver les autorités d’accusations de procès téléguidés.