L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER
La mécanique précise d’Enys Men, du Britannique Mark Jenkin (Bait, 2019), nous happe dès les premiers instants, dès lors que l’on suit les pas de cette femme en blouson rouge (Mary Woodvine), solidement ancrée dans ses chaussures de randonnée, sur une île déserte des Cornouailles – regard métallique, allure élancée, l’actrice a de faux airs de Tilda Swinton. Chaque jour, cette scientifique arpente les côtes pour aller inspecter quelques fleurs blanches rares, sept au total, lesquelles ressemblent à un groupe de résistantes, leurs fins pétales se débattant sous le soleil et le vent.
Le rituel est rodé : l’héroïne s’agenouille devant elles, plante son thermomètre dans la terre comme si elle enfonçait un couteau, relève la température… Elle nous fait un peu peur, bien qu’elle semble elle-même effrayée de temps à autre. Sur le chemin du retour, elle n’oublie pas de laisser tomber un caillou au fond d’un puits, celui-là même qu’utilisaient les mineurs pour descendre dans les sous-sols, comprendra-t-on plus tard.
Ensuite, elle rentre à la maison et note ses observations sur son cahier. Le relevé est succinct, les jours de cette fin d’avril 1973 se suivent et se ressemblent – « Aucun changement », écrit la chercheuse. Et pourtant la temporalité se délite lorsque le vieux poste de radio crache une information commémorant la disparition en mer d’un homme, survenue le 1er mai 1973. Un pied dans le passé, un autre dans un futur insondable, le film entame sa déconstruction, mixant les éléments, enchâssant les images comme des réminiscences de cauchemar. Un corps flottant sous le ciré jaune, une plaque de bateau échouée dans les rochers, d’un bleu délavé, que l’héroïne récupère pour en faire sa déco. Bienvenue dans le joli cottage où viennent chanter, sous les fenêtres, sept jeunes silhouettes habillées de blanc. Comme des fleurs ?
Rites folkloriques ou païens
On ne crie pas dans l’expérimental Enys Men (qui signifie « île de pierre » en langue cornique), présenté à la Quinzaine des cinéastes, à Cannes, en 2022, on est sur ses gardes, sautant d’un plan à l’autre avec le personnage féminin, sous le vrombissement du groupe électrogène, qu’il faut régulièrement alimenter en diesel. D’ailleurs, la scientifique guette le passage de celui qui viendra la ravitailler, un gaillard moustachu (Edward Rowe) au regard torve, arrivant tel un sauveur dans son embarcation à moteur.
Cette routine et son dérèglement ne sont pas sans rappeler Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), de Chantal Akerman (1950-2015) – à laquelle le Jeu de paume, à Paris, consacrera une exposition et un cycle de films, à compter du 20 septembre. Mais là où la cinéaste belge prend le temps de poser la caméra, enregistrant le temps qui s’écoule pendant que l’héroïne (Delphine Seyrig) épluche des pommes de terre, Mark Jenkin crée un kaléidoscope dans ce folk horror, sous-genre du film d’épouvante hérité des années 1970, aiguisant l’anxiété à partir des rites folkloriques ou païens d’une communauté – le film-culte souvent cité étant The Wicker Man (1973), de Robin Hardy, enquête sur la disparition d’une jeune fille, sur une île dont les habitants rendent hommage aux dieux celtes.
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