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Cernée par des cars de police, la place de l’Odéon, à Paris, est envahie par une foule de manifestants où s’affrontent deux camps : les partisans des Paravents et ses détracteurs, repérables à leurs drapeaux bleu-blanc-rouge. Ils hurlent : « Genet au poteau ! », « Genet pédé ! » D’une fenêtre du théâtre, Jean Genet les regarde. Il rit, leur lance un bras d’honneur. Le metteur en scène, Roger Blin, est à ses côtés. Il jubile aussi, mais il se tient sur le qui-vive. Chaque soir, les représentations sont perturbées, parfois très violemment, et les forces de l’ordre doivent intervenir. Annoncée comme l’événement théâtral de l’année 1966, la création des Paravents vire à l’événement politique.
Jean Genet a écrit Les Paravents en 1961, mais Roger Blin attend cinq ans avant de monter la pièce. Le temps que la guerre s’achève, et de trouver un théâtre assez solide pour financer une production lourde, engageant une soixantaine de comédiens. Jean-Louis Barrault, alors directeur de L’Odéon-Théâtre de France – tout un symbole, que les adversaires de Genet ne se priveront pas d’exploiter –, accepte. Il sait qu’il risque gros. La France justement vit dans les débris de la guerre d’Algérie : Les Paravents sont créés quatre ans après les accords d’Evian qui, le 18 mars 1962, ont signé la fin de la colonisation.
La pièce de Genet est habitée par des soldats, des « putains », des colons, et puis Saïd et sa mère, les plus pauvres des pauvres. Si pauvres que Saïd n’a pu s’acheter que la femme la plus laide. Il rêve de travailler de l’autre côté de la mer et de devenir riche. En attendant, il vole, indifférent au bruit du monde autour de lui, où les armes claquent. L’Algérie n’est pas citée dans Les Paravents, mais on y est, tout du moins dans un pays colonisé, au bord de l’insurrection. Genet, qui se défend d’avoir écrit une pièce politique, n’est tendre ni pour l’impérialisme des colons, ni pour la morale révolutionnaire. Pour lui, la révolte s’aliène dans la révolution.
« Ne gauchissez pas ma pièce », dit-il à Roger Blin – un des signataires du « Manifeste des 121 », publié le 6 septembre 1960, qui réclame le droit à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie. Blin connaît bien Genet. Il a créé Les Nègres en 1959. Il coupe dans Les Paravents afin de réduire la représentation à quatre heures, et décide de faire jouer sur le plateau une scène que Genet situe en coulisses : des soldats pètent sur le visage de leur lieutenant qui va mourir, pour qu’il respire une dernière fois l’air de France. C’est la scène qui va tout déclencher.
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