Un plateau blanc tel un pont de navire incliné, un immense cadre doré de guingois ; au fond, l’envers blafard d’une peinture de scène arrimée telle une voile : l’Athénée-Théâtre Louis-Jouvet, à Paris, a pris des allures maritimes pour L’Impresario de Smyrne (1759), de Carlo Goldoni, traduit et adapté en français par Agathe Mélinand et mis en scène par Laurent Pelly.
Port de tête et port de voix, voire porte-voix, c’est l’apanage nécessaire aux trois cantatrices rivales : Madame Tognina, une Vénitienne entre deux eaux, Lucrezia, la jeune et rouée Florentine, et l’accorte Annina, une Bolognaise qui n’en fait qu’à sa sauce. Toutes trois rêvent de s’embarquer pour la capitale turque, où un riche marchand, pour complaire à ses amis, a décidé de produire une nouveauté : l’opéra. Qui sera la prima donna ? La question est cruciale, dont dépend le statut, qui décide du salaire.
Expédition en terre lyrique
Laurent Pelly a gardé de la commedia dell’arte, dont Carlo Goldoni (1707-1793) fut l’« inventeur », les visages poudrés de blanc. Mais ce sont des personnages en habits noirs de cour du XVIIIe siècle que le metteur en scène marionnettiste manipule, à l’instar d’un théâtre d’ombres. Sous les traits de la caricature, des cœurs battent, et l’âpre combat des ego n’est autre que celui d’une survie paniquée. Les dames sont la proie des hommes, aussi vains et fats que ridiculement séducteurs. Du comte Lasca aux allures de Casanova, agent improvisé bien décidé à mettre la plus jolie dans son lit, au Turc Ali, costume et panama blancs, amateur de cigares et de femmes un rien brutal.
Autour d’eux, le cauteleux librettiste Maccario, le fringant Pasqualino, ténor et amant universel, et, surtout, l’arrogant castrat Carluccio (Thomas Condemine), dont les glapissements et gambades semblent mimer une sorte de danse baroque à la mode hip-hop. Rejeté par le Turc, peu friand de cette exception culturelle italienne, celui-ci brocardera le « pays inconnu où il n’y a que turbans et moustaches » qui ne voient en lui qu’un eunuque gardien de sérail.
Semi-dissimulé à jardin, un trio issu de l’Ensemble Masques – le violoniste Ugo Gianotti, la violoncelliste Mélisande Corriveau, emmenés par le claveciniste Olivier Fortin – dialogue avec une bande-son remplie d’eau de mer, de mouettes et d’abois. Dans la voilure de cette expédition en terre lyrique, les musiques de Galuppi, de Westhoff, de Vivaldi, de Corelli, de Durante, plus ou moins sensuelles, entraînantes ou mélancoliques.
Tous les comédiens sans exception sont formidables (Jeanne Piponnier, Antoine Minne, Cyril Collet). Mais le public attend que ceux qui chantent donnent corps à l’opéra. Pour le ton bouffe, la piquante Julie Mossay campera avec humour la très sûre d’elle Serpina de La Servante maîtresse, de Pergolèse (Stizzoso, mio stizzoso), Damien Bigourdan poussant non sans quelque rudesse l’ardente romance amoureuse tirée de Pâris et Hélène, de Gluck (O del mio dolce ardore). Mais le moment suspendu appartient à la Tognina, alias Natalie Dessay, désormais comédienne accomplie, ressuscitant, avec le poignant Sposa son disprezzata de Bajazet, de Vivaldi, l’immense cantatrice qu’elle fut. Joie du souffle tenu, de l’arrondi des ornements, de l’élégance d’une ligne voguant sur l’émotion.
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