Boris Cyrulnik, 87 ans, s’est imposé en France comme le spécialiste de la résilience ainsi que du développement de la petite enfance. La sienne fut marquée par la Shoah. La résurgence actuelle de l’antisémitisme l’inquiète profondément.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si, avant une multitude de rencontres qui ont orienté ma vie, je n’avais d’abord rencontré ma mère. Vraiment rencontré. Et ce fut décisif. Car pendant le temps très court que nous avons passé ensemble – elle a été déportée à Auschwitz alors que j’avais 4 ans – elle est parvenue à me donner l’appétit du monde, l’envie de l’exploration, le goût de la rencontre. Je ne sais pas comment elle a fait, mais elle m’a insufflé quelque chose qui s’est révélé crucial pour ma survie au cœur de la guerre, et même bien au-delà : la confiance en moi.
Les mille premiers jours de la vie d’un enfant sont d’une importance capitale, dites-vous toujours…
Essentielle ! C’est pendant ce court laps de temps, avant même l’apparition de la parole, que se sculpte le cerveau, que se construit le tempérament, que se joue la propension à la confiance, à l’audace, à l’optimisme. Et cela commence dans le ventre de la mère, où le bébé, en totale osmose, ressent le bien-être ou le malheur, la sécurité ou le stress. Des circonstances liées à la guerre, la précarité sociale, la violence conjugale ou des accidents de la vie influent évidemment sur le vécu de la grossesse et la transmission à l’enfant. Une mère insécurisée sera insécurisante pour son bébé, qui restera centré sur lui-même et n’aura aucune disposition à la rencontre.
Mais, justement, l’environnement dans lequel vivaient vos parents, avant votre naissance, n’était-il pas particulièrement insécurisant ?
C’est vrai. Je suis né en 1937 à Bordeaux dans une famille d’immigrés d’Europe de l’Est très pauvres, et à une époque où il ne faisait pas bon être juif alors que se profilait la guerre. Mais ma mère a merveilleusement joué son rôle de figure maternelle sécurisante. Elle s’entendait très bien, paraît-il, avec mon père. C’étaient des « copains amoureux ». Et si j’ai peu de souvenirs d’avant-guerre, ils sont joyeux.
J’ai en tête des images de ma mère jouant avec moi, me parlant, m’accompagnant à l’école, toujours extrêmement gaie. J’ai aussi quelques images de mon père, menuisier ébéniste, travaillant dans la petite pièce jouxtant la cuisine, ou bien lisant le journal en disant : « aïe aïe aïe ». Il s’est engagé dans la Légion étrangère dès la déclaration de la guerre à l’Allemagne et ma mère s’est retrouvée seule, sans revenus. Elle a dû vendre l’un après l’autre des objets de la maison. Elle était certainement en situation de grande vulnérabilité, et elle aurait pu, logiquement, me transmettre son angoisse ; pourtant, elle m’a inculqué un immense sentiment de protection.
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