Sociologue chargée de recherche au CNRS, Camille Masclet participe dimanche 23 mars à une des « grandes assemblées » du Monde au festival Nos futurs, autour du thème « Comment éduquer nos parents ? », avec le médecin psychiatre Jean-Victor Blanc, la journaliste Salomé Saqué et le docteur en sciences du langage à Sorbonne Université Rémi Soulé. Spécialiste des transmissions familiales, elle mène actuellement une recherche consacrée aux parents des personnes LGBT+ qui donnera lieu à la publication du livre Le Féminisme en héritage. Incidences intimes et transmission familiale d’une lutte politique, le 23 avril, aux éditions PUF.
Tous les parcours qui transgressent l’hétéronormativité présentent-ils des traits communs ?
Oui. Qu’il s’agisse des homosexualités ou des transidentités : au-delà de leurs différences, on peut les penser ensemble précisément parce qu’ils ont en commun de transgresser les normes de genre et de sexualité dominantes.
Parmi les vécus communs : le moment où on en parle à ses parents…
Oui. Et pas seulement à ses parents. La scène de l’annonce se rejoue avec les frères et sœurs, les amis, l’entourage professionnel… Et elle peut se rejouer pendant plusieurs années, au fil des rencontres ou des nouvelles situations de vie. En revanche, sa réception varie considérablement. C’est parfois une découverte totale pour les proches, un scoop, parfois une sorte d’officialisation. Mais, dans tous les cas, c’est à partir de là que commence, pour certains parents, un véritable travail sur soi : ils se renseignent, lisent, parfois consultent des psys, se dirigent vers des associations.
Les pères et les mères réagissent-ils de la même façon ?
Il est important d’avoir à l’esprit qu’il n’y a pas de typologie figée. On sait grâce aux grandes enquêtes qu’en moyenne les femmes acceptent plus facilement l’homosexualité que les hommes, qu’il y a un effet de génération – les plus âgés ont tendance à être moins tolérants –, enfin que les réactions ne sont pas les mêmes selon les milieux sociaux. Mais, là encore, méfions-nous des stéréotypes. Les classes supérieures mettent en scène une acceptation théorique des transgressions de l’hétéronormativité. Mais l’acceptation pratique, dans la vie de tous les jours, est aussi forte que dans les milieux populaires.
En quoi cela transforme-t-il les parents ?
Cela peut les amener à reconsidérer des conceptions hétéronormées et des projections pour leurs enfants qu’ils avaient auparavant. Potentiellement, cela les transforme plus s’ils ont eux-mêmes été éduqués dans l’idée qu’il n’y avait qu’une seule norme et s’ils adhéraient fortement à l’hétéronormativité au préalable. Mais tous sont chamboulés. Du moment où ils savent, ils deviennent parents de LGBT et ils endossent, ce faisant, une étiquette qui peut être vue comme déviante ou stigmatisante. Ils se retrouvent à transgresser la norme par procuration. Et de là, ils commencent à se poser les mêmes questions que leurs enfants. A qui va-t-on le dire ? Quand va-t-on le dire ? Faut-il en parler ou pas aux grands-parents ? Ils sont aussi confrontés à des remarques, parfois à de la réprobation ou à de la commisération.
Est-il exact de dire que les enfants éduquent leurs parents ?
En sociologie, nous ne parlons pas d’éducation, mais plutôt de socialisation et de transmission à rebours. Cette transmission se fait de deux façons. La première est active, explicite : les enfants donnent par exemple à leurs parents des livres, leur montrent des films, leur font écouter des podcasts et débattent avec eux de ces références. La seconde est plus diffuse. Elle se joue en quelque sorte par imprégnation, par le fait de passer du temps ensemble, par des pratiques et des échanges du quotidien.
A quelles conditions les parents changent-ils le plus facilement ?
Le préalable, c’est que les parents tiennent leurs enfants pour légitimes. Il faut aussi qu’ils aient la capacité à accepter de se remettre en question, à intégrer une nouvelle vision du monde. C’est souvent plus facile avec les mères.
Pourquoi ?
Cela tient à plusieurs raisons. Elles n’occupent pas la même position dans la famille, du fait de la division des tâches dans les couples hétérosexuels. Parce qu’elles sont davantage chargées d’entretenir les relations familiales, elles ont souvent plus de proximité avec les enfants, même à l’âge adulte. Par leur socialisation de genre, elles manifestent aussi plus de dispositions à effectuer ce fameux travail sur soi.
Un autre facteur intervient : les positions sociales respectives des enfants et des parents. Qu’un enfant ait fait des études supérieures et cela le rendra plus légitime, à condition néanmoins que l’écart ne soit pas trop important avec ses parents. En ce cas, on note que les enfants ont tendance à s’autocensurer, qu’ils ne s’autorisent pas toujours à « éduquer » leurs parents. En outre, la transmission à rebours peut fonctionner sur certains sujets et pas sur d’autres. Je pense, par exemple, à une famille que j’ai suivie. Parents de gauche, filles militantes. Sur les questions de féminisme et de genre, les enfants ont fait bouger leurs parents. En revanche, sur l’antiracisme, ça ne passait pas.

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Pour quelles raisons ?
La mère faisait partie de la génération SOS Racisme et se sentait personnellement attaquée par la transformation du discours sur ce sujet. Les notions comme l’appropriation culturelle ou le racisme ordinaire lui demeuraient étrangères. J’observe les mêmes difficultés sur la question de l’humour – le fameux « de quoi peut-on rire ? ». Dans l’exemple que j’ai en tête, la mère avait fait du théâtre et joué dans une pièce où un des personnages était grimé en « blackface ». Elle ne comprenait pas que cela pose problème à sa fille.
Même sur le féminisme, les choses ne sont pas toujours simples, y compris avec des mères qui ont vécu la deuxième vague féministe des années 1970, sur laquelle j’ai également travaillé. Nombre d’entre elles se sont désengagées par la suite et redécouvrent parfois le sujet à travers leurs enfants. Elles se resocialisent, en quelque sorte, autour de nouvelles questions, à commencer par le fait de penser en termes de genre. Dans certains cas, les discussions avec leurs filles les amènent à changer de points de vue sur des sujets qui sont spécialement sensibles et divisent fortement les féministes.
Lesquels ?
La prostitution, le voile, la question trans… Mais il demeure quand même une dimension commune des héritages féministes : la capacité partagée à décrypter les inégalités de genre.
La « grande assemblée » consacrée au thème « Comment éduquer nos parents ? » a lieu dimanche 23 mars de 14 h 30 à 16 heures à l’auditorium des Champs libres (10, cours des Alliés, 35000 Rennes). Entrée libre.
L’intégralité du (riche) programme du festival Nos futurs est accessible en suivant ce lien.
Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Les Champs libres et Rennes Métropole.