L’AVIS DU « MONDE » – POURQUOI PAS
L’année 2024, non encore terminée, n’eût-elle révélé du cinéma argentin au public français qu’Eureka, de Lisandro Alonso, et Los delincuentes, de Rodrigo Moreno, qu’elle aurait fait son boulot. Il est pourtant loisible, dès mercredi, d’ajouter à son maté le quatrième long-métrage de Benjamin Naishtat, réalisateur de 38 ans, créateur sensible au passé et au présent politiques de son pays, comme en témoignaient déjà deux de ses films distribués en France, Histoire de la peur (2014), petit précis d’inquiétude urbaine contemporaine, et Rojo (2019), polar sur fond de dictature.
Il cosigne son nouvel ouvrage avec l’actrice Maria Alché, et le tandem s’essaie à la comédie anti-héroïque. Soit Marcelo Pena, professeur à la prestigieuse faculté de philosophie et de littérature de l’université de Buenos Aires, quinquagénaire terne, malchanceux et introverti, dont le quart d’heure de gloire acquis comme assistant d’un ponte philosophique local est passé depuis vingt ans. La mort inopinée de ce dernier, déclarée à l’ouverture du récit, offre à Marcelo l’espoir d’une succession.
Mais, alors que nombre de collègues lui apportent leur soutien, le retour à Buenos Aires d’un ancien condisciple, Rafael Sujarchuk, brouille la donne. Enseignant en Allemagne et aux Etats-Unis, y gagnant dix fois, en termes tant de prestige que d’argent, ce que sont payés ses collègues argentins, Rafael est la parfaite antithèse de Marcelo. Fringant, séducteur, à la pointe des nouveaux savoirs (l’intelligence artificielle), en couple avec une célèbre jeune actrice argentine, citant Kant en allemand et chantant Prévert en français, Rafael revient au pays pour y briguer, en un mot, le poste que Marcelo n’aurait pas forcément pensé à occuper s’il n’y avait été encouragé.
Sérieux atout
Il y aura donc, en dépit de la légitimité de Marcelo, mise en concurrence pour le poste, et il se murmure déjà qu’aux yeux des hiérarques de la faculté l’apport international de Rafael pourrait être un sérieux atout pour l’institution. De cette situation d’une insigne cruauté, universelle sans doute mais particulièrement applicable, semble-t-il, au milieu universitaire, devrait résulter, pense-t-on de prime abord, une comédie sociale bien trempée, dont le ressort principal tiendrait au choc frontal entre les deux protagonistes. Ce n’est pourtant pas cette piste, qu’il semble nous offrir à première vue, que le film va finalement explorer.
Manœuvrant sans réelle conviction sur la dissemblance entre les deux personnages et le potentiel comique qu’elle contient, les réalisateurs infléchissent assez rapidement le récit vers la chronique sociale. Le statut misérable des enseignants en Argentine, la nécessité d’arrondir les fins de mois en divertissant une vieille milliardaire, la logique néolibérale qui corrompt toute chose jusqu’au sanctuaire du savoir et de sa transmission, la nécessité vitale de s’allier pour résister à ce rouleau compresseur qui ne dit pas son nom. Jusqu’au krach financier qui menace la faculté, purement et simplement, de fermeture. On aura perdu au passage la comédie attendue, au profit d’un film qui résonne fortement avec son époque, quand bien même il a été réalisé avant l’accession de Javier Milei à la présidence de l’Argentine. Il n’est pas absolument certain, pour autant, qu’on ait gagné au change.
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