Au mur, il y a ces briques caractéristiques des postes de police sud-africains. Plus inhabituel, dans la salle réservée aux victimes de violences sexuelles du commissariat central de la petite ville de Nelspruit, deux canapés réchauffent la pièce. Sur chacun, une main délicate a déposé des ours en peluche.
« Parfois les enfants racontent avec les poupées ce qui leur est arrivé, parfois ils dessinent », explique Thandeka Magugula. La veille, c’est une poupée qu’une petite fille de 3 ans a choisie pour confier qu’un homme avait touché ses parties intimes.
Thandeka Magugula n’est pas fonctionnaire de police. D’ailleurs, à l’exception des murs, rien ne laisse penser qu’elle travaille dans un commissariat. Sur le polo rouge vif qui lui sert d’uniforme, quatre lettres : GRIP pour Greater Rape Intervention Project. L’association est la principale organisation de lutte contre les violences envers les femmes dans la province du Mpumalanga, en Afrique du Sud. Une région pauvre, minière, où comme dans le reste du pays, les violences domestiques et sexuelles sont endémiques et les autorités dépassées.
Derrière le bureau de l’assistante sociale, une plaque indique que le projet est « fièrement soutenu par le peuple américain ». Seulement il ne l’est plus. Le 27 février, l’administration du président américain Donald Trump a annoncé qu’elle mettait fin à plus de 90 % des programmes soutenus par son agence de développement, l’Usaid. En Afrique du Sud, plus de mille organisations ont perdu leurs subventions. Du jour au lendemain, le GRIP a vu fondre la moitié de son budget annuel de 800 000 euros.
« Crise nationale »
« Je leur dis quoi aux victimes ? Que je ne prends plus les appels ? Qu’on n’est plus dans les commissariats ? », s’agite Thandeka Magugula. L’Afrique du Sud affiche l’un des taux de féminicides les plus élevés au monde, selon la Banque mondiale. Les violences physiques et sexuelles envers les femmes et les enfants ont été déclarées « crise nationale » par le gouvernement sud-africain qui évoque une « nouvelle pandémie ». Mais pendant que le Parlement vote des lois, sur le terrain, les victimes vivent un cauchemar.
Dans la majorité des commissariats, elles doivent patienter des heures pour être entendues sur une chaise à quelques mètres d’un banc où patientent les suivants. « Comment tu veux raconter comment tu as été violée devant tout le monde ? C’est impossible », soupire la travailleuse sociale. Elle inspecte la file d’attente pour en exfiltrer « ses » victimes. Thandeka, c’est celle qui calme, qui dénoue délicatement la parole, qui s’assure que la victime est amenée à l’hôpital dans les 72 heures suivant son agression.
Dans un pays qui est également le premier foyer de l’épidémie de VIH au monde, ces premières 72 heures sont cruciales pour effectuer des tests de dépistage et prescrire un traitement d’urgence aux victimes exposées à un risque élevé d’infection. En 2024, le GRIP a accompagné 1 940 victimes de ces violences dans l’une de ses dix-sept salles de soins installées à travers les commissariats, les hôpitaux et les tribunaux de la province. En moyenne, pas loin de 40 par semaine, des femmes ou des filles (plus de la moitié a moins de 19 ans) victimes de violences sexuelles dans 94 % des cas.
« Notre boulot, c’est de leur tenir la main à partir du moment où elles arrivent au commissariat jusqu’au tribunal », résume la directrice du GRIP, Tarryn Lokotsch. En voyant Donald Trump revenir à la Maison Blanche, elle s’est doutée que les choses étaient sur le point de changer.
« Débarquer » le personnel
« Je me suis dit qu’on allait devoir adapter notre communication sur l’avortement par exemple, on voit des écolières qui se retrouvent enceintes après avoir été violées, on est obligé de leur présenter les options. Déjà avec Pepfar [plan présidentiel américain d’urgence pour la lutte contre le sida], on faisait attention, mais on n’aurait jamais pu imaginer que ça s’arrête aussi brutalement », souligne-t-elle.
Restez informés
Suivez-nous sur WhatsApp
Recevez l’essentiel de l’actualité africaine sur WhatsApp avec la chaîne du « Monde Afrique »
Rejoindre
L’Agence américaine finançait cinq des salles de soins de l’association. « Le 24 janvier, on a reçu l’ordre de ne plus toucher à rien, raconte la directrice de GRIP. Il fallait laisser les voitures au garage, geler les comptes bancaires, fermer les salles de soins et “débarquer” le personnel. C’est le mot qu’ils ont utilisé, “débarquer”, j’ai dû vérifier sur Google, ça veut dire licencier, je ne sais pas s’ils l’ont fait exprès pour que ça semble moins brutal. »
La directrice refuse de faire les choses à la manière de l’Usaid. Elle décide de maintenir les opérations en puisant dans les réserves de l’association. « Au départ, les subventions ont été suspendues pour trois mois, on s’est dit qu’on pouvait tenir. Et puis on a compris que ça ne s’arrangerait pas », poursuit la jeune femme de 37 ans.
Première victime, le programme de prévention dans les écoles, les églises et les quartiers populaires entièrement financé par l’Usaid a été supprimé. Il employait une vingtaine de personnes sur la centaine d’employés que compte le GRIP.
« Je suis une épave »
Pour sauver les salles de soins, Tarryn a entièrement repensé le budget de l’association. « On a rogné sur tout, thé, café, pain, lait, biscuits et les salaires évidemment. Certains ont accepté une baisse de 25 % mais ce n’est pas tenable. Si je ne trouve pas d’argent, je vais devoir fermer certaines salles, ça me hante », alerte la directrice.
La chute brutale du budget a également ébranlé les deux foyers pour femmes battues de l’association pourtant soutenus par une subvention locale. « Elle est régulièrement versée avec des mois de retard. Normalement, on compense mais on ne peut plus, les filles qui travaillent là-bas font du bénévolat pour le moment », poursuit Tarryn Lokotsch.
La directrice confie son désarroi. « En vérité, je suis une épave, tout le monde me demande c’est quoi le plan ? Mais il n’y a pas de plan pour boucher un trou de 8 millions de rands [quelque 400 000 euros]. Le plan c’est d’essayer de retrouver des donateurs plus modestes petit à petit parce que personne ne peut mettre autant d’argent que l’Usaid, c’est fini », explique-t-elle.
L’horizon est d’autant plus sombre que, si les Etats-Unis étaient jusque-là le plus gros pourvoyeur d’aide internationale, il n’est pas le seul à réduire la voilure en matière d’aide internationale.
« C’est presque pire que le viol »
En Europe, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la France ont annoncé ces derniers temps des coupes de plusieurs milliards d’euros de leur budget d’aide publique au développement pour soutenir notamment leurs dépenses en matière de défense. « Il est clair qu’on doit se concentrer sur des financements locaux, mais il n’y en a pas assez pour tout le monde. On est des centaines à écrire des demandes en ce moment et on se bat tous pour la même gamelle », poursuit la directrice du GRIP.
Elle ne compte pas beaucoup non plus sur l’aide du gouvernement sud-africain. « On est censé être en pleine pandémie et la police n’est toujours pas formée, les soignants non plus, il me semble que nous sommes un maillon essentiel de la lutte contre les violences sexuelles. Pendant le Covid, on était essentiels et, tout d’un coup, on ne l’est plus. Le gouvernement a rencontré des associations de lutte contre le VIH mais nous n’avons pas été invités. Pourtant, des milliers de personnes ont pu accéder à un traitement grâce à nous. Si c’est une pandémie, pourquoi plus personne ne s’en préoccupe tout d’un coup ? », interroge la jeune femme.
A plusieurs reprises, alors qu’elle passait en revue les finances de l’association, Tarryn a contenu ses émotions. Et puis sa voix s’est brisée : « Comment tu veux dormir en sachant que 79 personnes comptent sur toi parce qu’elles ont des familles. Et je ne parle même pas des victimes. Je sais ce qui les attend parce que je suis passée par là moi aussi et je me lève tous les jours pour que personne ne traverse ce que j’ai vécu après mon agression. C’est presque pire que le viol. »