Le ballet est quotidien. Des pick-up chargés débarquent des bidons d’inox remplis de lait derrière les hauts murs d’une usine anonyme mais vitale pour des centaines d’éleveurs du Trarza et du Brakna, au sud-ouest de la Mauritanie. Dans le pays où le lait est roi – la consommation est en moyenne de 0,42 litre par jour selon une étude officielle de 2020, soit quasi égale à celles réunies du Sénégal, du Mali et du Niger –, l’usine Eleben se distingue dans un paysage dominé par des importateurs, principalement de lait en poudre, et des industriels de produits lactés.
Dans cette coopérative, le lait concentré est considéré comme une « hérésie » par les éleveurs. Cinq tonnes de lait « local et pasteurisé » sortent quotidiennement de la fabrique de Rosso, sur les rives fertiles du fleuve Sénégal. « En janvier, il y avait dix employés, raconte Mohamed Zeiny, éleveur et actionnaire de la coopérative. Trois mois après, ils sont vingt-cinq à s’alterner. » De nouvelles cuves en inox importées de Turquie attendent sous la poussière l’extension de l’usine. « L’enjeu dépasse la cadence infernale, souligne Brahim Yatma, le responsable de l’usine. Notre priorité, c’est d’assurer notre souveraineté alimentaire et de ne plus nous faire dicter les règles par une oligarchie du lait. »
A l’origine du combat de ces défenseurs d’un lait « 100 % mauritanien », une grève fin 2024. Face à l’inflation des prix d’alimentation du bétail, les petits producteurs de lait refusent durant un mois de vendre aux principales centrales laitières qui imposent alors un prix fixe et inchangé. Ils n’ont aucun mal à persuader une poignée d’investisseurs, dont des hommes d’affaires du secteur des hydrocarbures, alors que l’élevage demeure une valeur refuge dans une Mauritanie en mutation.
L’usine Eleben, ouverte en 2023, un an avant la grève, tente ainsi de modifier la donne dans la filière agroalimentaire. Entre intéressement sur les ventes octroyé aux petits producteurs de lait, centralisation des achats d’aliments de bétail pour faire baisser les coûts de production et légère hausse du prix d’achat, le succès est immédiat. A ce jour, entre « 700 et 800 » éleveurs ont franchi le pas et une levée de fonds de presque deux millions d’euros est en cours.
« La mobilité pastorale est entravée »
Le pari n’est pas sans risques alors que le changement climatique menace la filière laitière bovine. Face à la raréfaction du pâturage naturel et la disparition des puits, la transhumance des bêtes est accentuée. Les collecteurs, dépourvus de moyens de communication en brousse, doivent désormais faire preuve d’une plus grande patience pour trouver les bovins. « L’an dernier, mon troupeau effectuait 12 km pour trouver de l’herbage, note M. Zeiny. Cette année, les bêtes doivent parcourir 150 km. Cela a un impact sur le rendement du lait. En saison sèche, les traites peinent à faire trois litres par jour. »
« La mobilité pastorale est entravée par le dérèglement du climat, analyse Abderrahmane Ndongo, directeur de l’Initiative prospective agricole et rurale (IPAR) en Mauritanie, un groupe de réflexion sur les politiques agricoles. Autrefois, la transhumance compensait durant six mois la faiblesse du pâturage. Aujourd’hui, sans produits alimentaires pour le bétail, les cheptels sont condamnés d’extinction. Et l’alimentation fourragère constitue 70 % des coûts de production. »
Visage ridé et regard alerte, Brahim Ould Baba, le coordinateur d’Eleben pour la région du Brakna, n’a nul besoin de GPS pour repérer le bétail. Pister les bouses lui suffit. Au milieu d’acacias fatigués surgissent des files indiennes de plusieurs milliers de bovins – des zébus maures et peuls, réputés plus résistants dans ce milieu semi-désertique.
Une « mafia de l’eau au milieu du désert »
Dans l’oasis fragile de Tarchane, unique point d’eau à des dizaines de kilomètres à la ronde, M. Ould Baba trouve certains de ses clients parmi les « 42 éleveurs qui détiennent 12 000 bovins ». Le soleil n’est pas encore brûlant et les bêtes somnolent, repues de maigres pousses d’herbage, d’aliment pour bétail et d’eau. Un petit miracle dans cette région où l’accès aux ressources hydro-agricoles est un défi. « En 2024, il y a eu à peine trente jours de pluies dans le Brakna », s’alarme M. Ould Baba. Celles-ci peuvent être violentes mais elles sont immanquablement insuffisantes.
« La situation est extrêmement critique dans le Sud-Est qui concentre les deux tiers des bovins du pays, alerte M. Ndongo. Dans l’une de ces wilayas [préfecture], quatorze des quinze points d’eau du Hodh El Chargui sont impropres à la consommation. Le réchauffement climatique a accentué la salinisation de l’eau et suscite de vives tensions entre communautés » en référence à la crise des réfugiés fuyant le Mali, avec leurs troupeaux, dans l’Est mauritanien pour échapper aux exactions de l’armée malienne et de ses supplétifs russes. Le 15 avril 2024, les paramilitaires de Wagner avaient ainsi tué sept civils mauritaniens à Falou, à une centaine de kilomètres de la frontière. Leurs attaques ont aussi visé du bétail et détruit des points d’eau essentiels aux éleveurs.
Dans le Brakna, épargné par la guerre qui vise le voisin malien, les bergers et les propriétaires tentent davantage de se défaire d’une « mafia de l’eau au milieu du désert », dénoncée par Lehbib Med Abass, autre actionnaire d’Eleben. Chaque éleveur s’acquitte auprès du propriétaire du forage d’un abonnement annuel pour utiliser l’un des douze robinets qui viennent gonfler autant de gigantesques réservoirs d’eau. « Nous sommes à la merci de l’opérateur qui exige une tarification parallèle. Si on ne paye pas, le cheptel ne boit pas, dénonce-t-il. Malgré nos alertes, les contrôles des autorités sont inexistants. »
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Les yeux rivés sur les tensions à la frontière avec le Mali, les autorités mauritaniennes semblent se détourner des aléas du climat et de leur impact sur la filière laitière, au grand dam d’Eleben et des petits éleveurs. « Des vaches vont mourir cette année à cause du changement climatique », redoute Selim Ould Tighli sous l’ombre timide d’un acacia du Brakna. Portant un chèche noir, le jeune berger craint que « les années à venir seront pires que les vagues de sécheresse des années 1970 et 1980 ». Elles avaient alors décimé le cheptel mauritanien.