Ruth Sibanda a beau être une agricultrice chevronnée, à la tête de six parcelles et d’une vingtaine d’employés dans les environs de Mungule, à 30 kilomètres de la capitale zambienne, Lusaka, cette année son expérience n’a pas suffi à sauver ses chères récoltes. Les 15 hectares qu’elle avait plantés en maïs – une denrée de base que l’on transforme en nshima, une épaisse et nourrissante boule de farine – n’ont donné que quatre sacs, loin des 120 qui étaient prévus. Même résultat calamiteux pour l’ail, les oignons, les haricots. Seuls les piments ont tenu le coup. « C’est la pire sécheresse » qu’ait connue cette femme élégante et joviale de 39 ans.
En Zambie, la saison des pluies s’étale sur environ quatre mois, de novembre à mars. Mais, en décembre 2023, « la pluie est venue deux semaines, puis elle est partie », stoppant net le développement des plantes en pleine croissance. « Tout s’est asséché », poursuit la cheffe d’exploitation en visitant l’un de ses champs, à la terre sableuse et sèche. « On a fait face à de fortes pertes, on a touché le fond », dit-elle, ajoutant que certains agriculteurs des environs se sont donné la mort. « Ils n’ont pas pu gérer la pression de voir leurs récoltes mourir, s’assécher sous leurs yeux. »
L’Afrique australe connaît une sécheresse historique liée au phénomène naturel El Niño, considérée comme la plus sévère depuis au moins quarante ans. La Zambie mais aussi le Zimbabwe, le Malawi, le Lesotho et la Namibie, soit une part importante de la région, ont déclaré l’état de catastrophe nationale. En conséquence, 27 millions de personnes ont été précipitées dans la faim, selon le Programme alimentaire mondial. L’agence onusienne alertait, mi-octobre, sur le risque d’une « catastrophe humanitaire de grande ampleur ».
Un repas par jour
En Zambie, traditionnellement un grenier à céréales, un habitant sur quatre est désormais en situation d’insécurité alimentaire. Les récoltes ont chuté de 43 % par rapport à la moyenne des cinq dernières années (50 % pour le maïs), selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Dans les zones rurales, l’agriculture familiale, de subsistance et généralement non irriguée, est la plus touchée. De nombreux foyers se limitent à un repas par jour en raison des pénuries, mais aussi des prix qui explosent, selon l’organisation non gouvernementale Care. Ceux du maïs auraient ainsi progressé de 40 % en moyenne d’après la FAO. Certains habitants parlent même d’un doublement des prix. « Avec la sécheresse, nous ne pouvons plus acheter que de petits sacs de maïs, qui coûtent plus cher », déplore un groupe de femmes aux visages tirés près de Siavonga, dans le sud du pays. Quant à l’eau, « c’est un gros problème. Le village n’a que deux pompes. Le matin, on les réserve aux gens ; l’après-midi, aux chèvres », détaille l’une d’elles, Catherine Palamasaka.
Le long de la route où se situe leur hameau, appelé Bendele, les paysages sont ponctués d’arbres blanchis et de lits de rivière asséchés. Sur chaque kilomètre, de gros sacs débordant de blocs noirs s’offrent à la vente : délaissant leurs champs, les habitants se sont tournés vers la fabrication de charbon de bois. « C’est le seul moyen de survie ici, le seul business », poursuit Mme Palamasaka. Le travail est difficile, il faut aller chercher les arbres « loin, au fond du bush », pour ne pas s’attirer d’ennuis avec les autorités, qui ont théoriquement interdit cette pratique aggravant la déforestation. Mais le charbon de bois, vendu ici 75 kwachas (2,60 euros) le sac, « c’est ce qui permet d’envoyer les enfants à l’école », dit-elle. Quand les pluies reviendront, cette mère de cinq enfants prévoit de replanter du maïs mais aussi de continuer le charbon, pour ne pas revivre un tel « enfer ».
L’ironie est que Bendele se situe à quelques dizaines de kilomètres seulement d’un des plus grands réservoirs d’eau artificiels : le lac Kariba. La construction, dans les années 1950, d’un barrage hydroélectrique sur le tempétueux fleuve Zambèze (les célèbres chutes Victoria se trouvent en amont) a formé ce lac long de plus de 200 kilomètres, à la frontière avec le Zimbabwe, qui coexploite l’énergie hydroélectrique. Vu de cette immense voûte de béton qui enjambe une gorge verdoyante, le lac semble encore massif, mais en réalité son niveau a baissé de plusieurs mètres, ne fournissant plus assez de puissance aux turbines. La centrale côté zambien ne peut, selon l’exploitant, produire qu’à 10 % de sa capacité (d’environ 1 000 mégawatts). Une catastrophe pour le pays : Kariba est sa principale source d’électricité. En conséquence, les délestages atteignent actuellement jusqu’à vingt et une heures par jour, officiellement.
Coût élevé des générateurs
A Lusaka, les plus aisés sont équipés de générateurs, voire de panneaux solaires, mais, pour les autres, il est impossible, sans électricité, de conserver du lait, de recharger les téléphones portables ou de faire les devoirs, le soir venu. De nombreux travailleurs informels se retrouvent aussi privés de leur gagne-pain. Dans le quartier de Kalingalinga, celui des soudeurs et des charpentiers, Benson Simakondo passe sa journée à attendre, même le dimanche, devant des portails et des constructions métalliques qu’il ne peut achever. Ses outils patientent, eux aussi, silencieux, dans l’arrière-cour. « On vient et on reste assis, on attend de voir s’ils amènent du courant, dit ce soudeur de 46 ans, père de cinq enfants. Ils nous en donnent juste pour deux heures, parfois moins d’une heure. Ils indiquent des horaires mais ne les respectent pas. »
Souvent, les deux heures tant espérées n’arrivent que le soir. Que faire ? « Tu es rentré à la maison et tu vois que l’électricité est revenue, donc tu sais qu’elle est à l’atelier, raconte cet homme paisible. Si c’est à 18 heures, ou jusqu’à 21 heures, on revient, on travaille. Mais, quand ça vient à minuit ou à 2 heures, c’est très difficile. » Dans le quartier, certains avaient suffisamment d’économies pour s’acheter un générateur, mais pas lui. M. Simakondo affirme que les revenus moyens des soudeurs ont chuté d’environ 25 000 kwachas mensuels à seulement 1 000 kwachas. « Nous n’arrivons plus à payer notre loyer à cause de cette électricité », souffle-t-il, appelant le gouvernement à agir « pour que les jeunes travaillent au lieu de se mettre à voler, parfois même leur voisin ». Il demande aussi « aux gens au pouvoir de prévoir, parce que ces sécheresses, elles vont revenir ».
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Le gouvernement, comme tous les Zambiens, compte sur le début de la saison des pluies, qui s’annonce. Quelques averses ont déjà touché les parcelles de Ruth Sibanda, mais celle-ci est loin de crier victoire. Beaucoup de variables vont continuer à peser sur la production et à pousser les prix à la hausse : les graines sont chères, les paysans endettés, la récolte ne se fera pas avant avril et l’arrivée de La Niña, phénomène inverse d’El Niño, qui pourrait apporter des précipitations supérieures à la normale. « S’il y a trop d’eau, nous verrons probablement nos cultures pourrir, prédit-elle, plantée devant de minuscules nouvelles pousses de maïs, à peine visibles. Selon moi, les conséquences de cette sécheresse, nous ne réussirons à y remédier que dans trois ans seulement. »